Chapitre seize

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   On était seuls, chez Eliott. On discutait, on se disait ce qu’on avait fait pendant ces cinq dernières années. Je n’avais aucun souvenir de cette rencontre. Je m’étais rappelé, en revanche, la sensation de déjà-vu, lorsqu’il m’avait embrassé, sur le parvis du lycée… Les deux seraient-ils liés ? C’était assez probable.

   - Parle-moi de ton père, dit-il. Il est très sympathique, on s’entend super bien. Mais je ne l’avais jamais aperçu jusqu’à il y a quelques jours.

   Ma gorge se serra. Je mis du temps à la décoincer, avant d’annoncer, presque dans un murmure inaudible :

   - Il était en prison.

   Mes yeux étaient rivés sur mes mains. Je jouais nerveusement avec mes doigts.

   - Si ça te gêne trop…

   - Non, coupai-je. Tu es juste le premier au courant de ce que je vais dire, mais maintenant que c’est fini, je peux libérer ce poids qui m’oppresse depuis trois ans.

   Il passa un bras autour de mes épaules, d’un geste protecteur et amoureux à la fois.

   - J’avais quatorze ans, à l’époque. Ma mère était enceinte de Morgan, on était une famille heureuse. Mon père avait reçu une grosse promotion de la part de son boulot dont nous avions énormément besoin. Alors qu’un soir, nous étions tranquilles, ensemble, des policiers ont enfoncé la porte dans un bruit épouvantable – plus horrible que le bruit d’une arme à feu. Ils ont jeté ma mère hors des bras de mon père, et ils l’ont menotté comme si c’était un dangereux psychopathe. Et c’est ce soir-là que nous avions appris que la grosse promotion de mon père n’en était pas une, mais un butin volé dans une banque, il y avait deux semaines de cela. Quand je les ai vu jeté ma mère, enceinte de cinq mois, je n’ai pas pu me contrôler. Je me suis jeté sur le policier qui l’avait jeté, et me suis mise à le frapper, du haut de mes quatorze ans. Raphaël voulait me suivre, mais il se retenait de faire comme moi. Il essayait de me calmer, de mes dépêtrer des bras du policier. « Salaud ! » avais-je lancé. Le policier n’a pas porté plainte, après ça, jugeant que c’était « une réaction normale de la part d’une gamine à qui on enlève son père ». Il a été condamné à cinq ans d’emprisonnement. J’étais folle de rage. Tout le monde pleurait, Raphaël et mon père aussi. On ne lui en a jamais voulu pour ce qu’il a fait. Il ne voulait pas que des huissiers débarquent pour nous enlever notre maison. Il a voulu nous offrir la situation que nous méritions d’avoir. Il a voulu nous protéger, nous donner une vie meilleure. Après la naissance de Morgan, ma mère a travaillé comme une dingue, pour oublier. On s’en est sorti, heureusement. Et aujourd’hui encore, le bruit de la porte fracassée et toute l’horreur que l’évènement m’a procuré me hante encore. Tout le monde me demandait où était passé mon père, et à chaque fois, j’ai répondu qu’il était parti pour un voyage d’affaires en Inde. Je n’en avais pas honte, mais je ne voulais pas qu’on est pitié de moi. Tout le monde m’aurait plaint, alors qu’il n’y avait que moi et ma famille pour supporter ce fardeau. Je ne voulais pas qu’on essaye de comprendre, alors que c’en était tout bonnement impossible. Voilà.

   Il resta immobile, le regard perdu dans le vide.

   - Je… Je suis désolé, Sienna.

   Je caressai sa joue.

   - Tu n’as pas à être désolé. C’est fini. Tout est fini, désormais. Je dois encore affronter tout ce qui m’est arrivé, mais avec toi à mes côtés, avec Eden, Yumi, Li et ma famille, j’y parviendrai.

   Il esquissa un petit sourire.

   - C’est qui, Yumi et Li ?

   - Ce sont des Immortelles asiatiques. Elles tiennent une boutique, La Pivoine, sur la rue principale.

   Il ricana.

   - Pourquoi tu rigoles ?

   - Ça ne m’étonne pas qu’elles aient choisi ce nom-là.

   - Pourquoi ?

   - La pivoine est le symbole sacré des Immortels. Nous sommes la seule communauté à avoir un symbole.

    Je me laissais tomber sur le dossier du fauteuil.

    - Je crois que c’est l’alcool qui a anesthésié mon pouvoir de télépathie.

    - Ton quoi ?

    Je souris.

    - Ah oui, c’est vrai : je suis télépathe.

    Hébété, il demeura silencieux, avant de rigoler.

    - Eh bien ! Quelle annonce ! C’était bien la seule chose que j’ignorais sur toi !

    En parlant de télépathie…

   Je dus m’absenter de chez Eliott, lui promettant que je reviendrais plus tard. J’avais une conversation à avoir avec mes parents. Ma télépathie était peut-être natale…

   Ils étaient assis, tous les deux, dans le salon.

   - Maman, papa, il faut qu’on cause.

   Je m’assis sur la table basse pour leur faire face.

   - On t’écoute, chérie.

   J’inspirai à fond.

   - Ça va vous paraître gênant que je vous pose cette question… Mais où m’avez-vous… conçu ?

    Ils sourirent.

    - Euh… répondit ma mère.

   - Ta mère et moi avions pris des vacances je ne sais plus où avec ton grand frère, commença mon père. Quoi, ça ne me gêne pas de lui dire ! On était allé dans un camping. Et ce camping se trouvait… à côté d’une centrale nucléaire. Evidemment, on croyait que c’était contrôlé, qu’il n’y avait aucun risque. Donc ta mère et moi avons profité pleinement de ces vacances… (Il marqua une courte pause) Et ta mère est tombée enceinte. On t’attendait avec impatience. Mais quand on a regardé les infos, on a vu qu’il y avait une fuite sur la centrale et que ça avait infecté la terre du camping. On est allé aux urgences. Et le médecin… Le médecin a dit que tu allais avoir une déformation. Mais heureusement, tu n’en a pas. On a eu beaucoup de chance !

   Je regardais mes pieds.

   - Enfin, si, j’en ai une.

   Ils me regardèrent et je leur dévoilai mon secret.

   Heureusement qu’ils le prirent bien !

   - Et dire qu’il va falloir reprendre goût à la vie réelle… Avec tout ce que je viens de vivre, je ne suis plus sûre si ça me conviendra.

   Sans rien dire, Eliott m’embrassa. Fougueusement, plus que d’habitude. On était en pleine après-midi, il faisait très chaud. Il se retira et nous sourîmes de toutes nos dents. Il me prit la main et m’entraîna dans sa chambre. On s’assit d’abord, sur son lit, calmement. Mais on ne pouvait plus se contenir : nous avions trop refoulé cet amour pour le nier une fois de plus. On était déchaîné, rien ne pouvait plus nous arrêter ou se dresser entre nous ; il n’y avait plus aucune barrière, plus aucune limite.

   Nos deux corps fusionnèrent sous la force d’un tel sentiment.

   On était amoureux. Pour de vrai, cette fois. Mon cœur se serrait. Nous étions réunis à jamais, et plus rien ne pourrait nous séparer.

   J’étais heureuse.

   Enfin.

   Après ça, j’étais au bord de l’euphorie, où, trois semaines plus tard, le jour de mes dix-huit ans…

   - Eliott…

   J’étais allée chez lui. Je me devais de rester solennelle, mais j’étais trop heureuse pour masquer le grand sourire qui s’étirait sur mes lèvres.

   - Joyeux anniversaire !

   Il me prit par la taille et m’embrassa doucement.

   - Merci mais… je dois te dire un truc important.

   Il écouta attentivement.

   - Je… Je suis enceinte.

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