II - D'Eau, de Sang et de Glace - Le Chant de Martel

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 - Père.

Abvarn Martelsen s'avança dans la salle des cartes.

Durant son enfance, Abvarn y avait passé des heures, assis sur les genoux de son père, à découvrir le pays sur lequel il serait amener à régner au travers des récits des héros anciens. Plus tard, le jeune prince avait appris à retracer les frontières de Scandia et des territoires des différents clans sur l'injonction de son père. Cependant, il n'avait jamais compris l'attrait des espaces laissés vides au-delà des mers. Seuls les oisifs et les sans-le-sou se prenaient de passion pour l'exploration des terres inconnues, non les princes dont le destin était de gouverner.

Lorsqu'aucune affaire importante ou querelle de clans ne le retenait hors de Fonteglace, le roi passait encore le plus clair de son temps dans la vieille salle, complétant les cartes des mers grâce aux avancées plus poussées des Skjaldarn et celles du sud du continent grâce aux informations que les itinérants ariliens et moundirans apportaient.

Abvarn savait que son père devait être quelque part entre les étagères poussiéreuses, à se remémorer les aventures qu'il avait partagées avec le défunt Findan Skjaldarn. Il chassa d'une main agacée une toile d'araignée lorsqu'il aperçut son père.

Lokt lui faisait dos, penché au-dessus d'une table sur laquelle plusieurs rouleaux s'étalaient. Il ne réagit pas lorsque son fils s'approcha de lui.

- Père, reprit-il. Un émissaire d'Arilin vient d'arriver.

Seul le regard du roi bougeait, se déplaçant vivement sur le papier, suivant le tracé des routes et des rivières, se perdant dans les territoires encore inconnus, au Nord.

- Père. Il requiert votre attention. S'il vous plaît.

- C'est faux, répondit Lokt.

Abvarn attendit patiemment la suite, qui vint après un court instant.

- Il demande une audience du roi. C'est à toi de l'écouter.

Abvarn marqua un temps d'arrêt. Il attendait ce moment depuis tellement longtemps ; lorsque son père le verrait enfin comme un homme prêt à régner, et non un prince manquant de discipline. Il inspira profondément.

- Que suis-je censé dire ?

Lokt sourit puis accorda un regard à son fils.

- Ce qui te semble juste.

- Juste ? Que notre peuple soit libéré du joug arilien me semble juste.

Lokt laissa échapper un soupir fatigué.

- Mon fils. Cette attitude, je peux l'accepter de la part de chefs de clans. Mais tu en sais plus qu'eux. Nous avons besoin du soutien d'Arilin. C'est la dernière fois que j'ai cette conversation avec toi.

Des yeux de glace se fixèrent sur Abvarn.

- Ton âme est encore celle d'un enfant. Ta fierté causera notre chute si tu continues sur ce chemin.

Un feu éclata dans le coeur d'Abvarn, mais il avait appris à se taire lorsque son père le sermonnait. Lokt poursuivit :

- Lorsque le jour viendra où le pays sera à ta merci, j'espère que tu te montreras plus raisonnable, pour ton propre bien. Certains clans t'accompagneraient avec enthousiasme en guerre, s'il le fallait. Mais si les échanges avec Arilin devaient être coupés, de quoi nourriras-tu le peuple ? Comment assureras-tu sa survie lorsque l'hiver viendra ?

Abvarn ne répondit pas. Il avait une réponse à ces questions, mais elle n'aurait pas plu à son père. Lokt connaissait l'histoire des Martelsen sur le bout des doigts, sûrement se souvenait-il que la fortune de leur ancêtre venait avant tout du pillage des frontières voisines.

- Mon règne ici touche à sa fin, reprit le roi avec plus de douceur. J'ai besoin de savoir que tu feras les bons choix pour notre peuple.

Abvarn secoua la tête.

- Il vous reste encore plusieurs années à régner, Père. Je vous en prie, laissez-moi ce temps pour apprendre à voir les choses de votre point de vue. Je sais qu'une guerre serait néfaste pour Scandia, mais obéir à Arilin ? J'ai trop de fureur en moi pour accepter une telle chose.

Lokt ne répondit pas immédiatement. Ses mains étaient agrippées sur le bord de la table, les jointures blanches et son regard fixe sur le bois. Pourtant, sa respiration était toujours le même roulement calme.

- Non, mon fils. Il nous reste peu de temps, je le regrette. Il y a beaucoup de choses que j'aurais aimé t'enseigner.

Le roi releva le regard.

- Tu es un homme bon, bien que la colère t'habite. J'espère que ton sens de la justice prendra un jour le pas sur elle, avant qu'il ne soit trop tard. Je suis fier de t'appeler mon fils.

Un sentiment désagréable vint se loger dans le ventre d'Abvarn.

- Cela sonne comme un adieu.

Les lèvres du roi s'étirèrent en un sourire, mais l'humidité de ses yeux n'était pas due qu'à de l'amour paternel.

- Je pars ce soir pour le Grand Nord.

Le Chant des DragonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant