Amae

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Partie 1 : "Ce que je sais, c'est que je ne sais rien"

Les bips de ma montre-bracelet résonnent dans le couloir. Neuf heures trente. Pile à l'heure, comme d'habitude. Je l'éteins et, d'un signe de la main, indique au gardien que je suis prête.

Une fraction de seconde plus tard, la voie est libre. Je pénètre dans la salle. Mes muscles se tendent, la tension est d'ores et déjà palpable. La peur se fait plus forte, mais je ne laisse rien paraître.

Respire Amae, tu as déjà fait cela des dizaines de fois. Tout se passera bien.

Je sursaute lorsque la lourde porte en acier se referme derrière moi. Mes yeux mettent un certain temps pour s'habituer à l'obscurité.

Il est grand temps de commencer.

Je m'installe du mieux que je peux sur ma chaise et m'empare du dossier sur la table au centre de la pièce. Après l'avoir parcouru rapidement, j'allume le microphone qui se trouve à quelques centimètres de moi. Une lumière rouge s'allume, signe que l'enregistrement a débuté. Je me racle la gorge et replace mes lunettes sur mon nez.

— Bien... Commencé-je. Dossier numéro 14916844 : Fanny Langton, dix-neuf ans, née le 16 juin 1998 à Paris. Fille d'Eva Langton née Bonnes, décédé et de Philipe Langton, porté-disparu. Condamnée par le juge d'instruction à vingt ans de réclusion criminelle pour les meurtres prémédités de Cary Langton et Owen Langton, âgés de huit ans.

Je marque une pause le temps de digérer les informations. Mon cœur se comprime en découvrant de quoi cette jeune fille est accusée. De quoi elle est coupable.

À chaque fois, c'est la même chose. On pourrait croire que, dans mon métier, on s'habitue à entendre ce genre de choses. Mais je ne veux pas m'y habituer, devenir insensible à toutes ces atrocités. Pendant des années, j'ai tenté de comprendre, de mettre un nom sur de tels actes. Mais la vérité, c'est qu'aucun mot ne peut décrire les horreurs commises dans notre monde.

J'ai fini par l'accepter, malgré moi. Mais la nuit, au fond de mon lit, je ne peux m'empêcher d'y penser.

Je daigne enfin lever la tête pour regarder Mademoiselle Langton, assise en face de moi. Mettre un visage sur un dossier, sur des actes, est toujours une partie riche en émotion. Mais le visage qui nous est offert ne ressemble pas toujours à ce que l'on croit. Les apparences sont parfois trompeuses.

J'ai devant mes yeux, une adolescente totalement stoïque. Le visage fermé, aucun indice qui pourrait traduire un sentiment de culpabilité. Sa peau est plus blanche que la neige, et si je n'y prends pas garde, je pourrais me noyer dans ses grands yeux verts. Sa respiration est à peine perceptible, l'on dirait une statue.

— Très bien Fanny. Toi et moi, on va passer un peu de temps ensemble alors je crois que je devrais me présenter.

Toujours aucune réaction, mais j'ai l'habitude d'attendre. La plupart des patients que je rencontre mettent du temps à délier leur langue. Avec le temps, j'ai appris que c'était à moi de m'exprimer en premier. Parler de moi me permet de créer une situation de confiance. Et de favoriser le partage.

— Je suis le docteur Amae Woodger, annoncé-je. Psychiatre spécialisée dans la criminologie, en particulier chez les suspects juvéniles. Si on a fait appel à moi, c'est pour t'apporter de l'aide.

J'appuie sur le mot « suspect ». Même après avoir été condamné, la plupart des coupables continuent de se croire innocent. En les considérants comme de simples suspects, et non comme des coupables avérés, j'atténue leur méfiance à mon égard.

Dans l'ombre de son visage, les coins de ses lèvres se lèvent discrètement. Enfin une réaction, même si ce n'est pas celle que j'espérais.

Elle se moque de moi. Elle ne doit voir en ma personne qu'un énième pion du système juridique et carcéral. Je ne me suis jamais posé la question à vrai dire, sûrement parce que je sais que la réponse ne me plairait pas.

Je prends tout cela bien plus à cœur qu'elle ne peut l'imaginer. Peut-être trop, si l'on écoute mon entourage. J'aime mon métier, malgré les nombreuses difficultés qui en découlent. Lorsque les résultats sont satisfaisant, lorsque je parviens à libérer un détenu de son passé, j'ai l'impression d'accomplir ce pourquoi je suis sûr cette terre.

Avant d'en arriver là avec Fanny, je dois tout faire pour briser les barrières dont elle s'entoure. Si je laisse un mur se dresser entre nous, je ne pourrais plus l'atteindre.

— Je me doute que vous vous sentez incomprise. Je ne prétendrais pas être capable de vous comprendre. Mais je peux essayer, si vous voulez bien répondre à mes questions.

Ses sourcils se froncent, la colère prend le dessus. Aurai-je touché un point sensible ? Pourtant, je n'ai rien affirmé la concernant, rien que des suppositions.

Le résultat est inchangé... Elle refuse de répondre, encore et toujours. Le silence pèse. Son regard ne me quitte pas, me transperce de toute part et accentue ma gêne. Je n'arrive pas à distinguer la méfiance du défi... J'en conclus qu'il s'agit des deux.

Parle-moi, Fanny. Qu'est-ce que tu me caches ? Qu'est qui a bien pu t'anéantir à ce point ?

Tentant une approche différente, je questionne :

— Et si vous commenciez par me dire comment vous vous sentez, là, tout de suite ?

Il existe des dizaines d'approches en psychiatrie pour encourager les patients à s'exprimer. Mais celle-ci est ma préférée. Classique, mais efficace. Sa réponse l'est beaucoup moins.

— Et si vous commenciez par poser les bonnes questions ? Le temps nous est compté, Docteur.

Je déglutis. D'une voix qui se veut ferme, je demande :

— Comment cela ?

Je n'arrive même pas à être heureuse de l'avoir fait parler au moins une fois. Je répète ma question, à laquelle elle refuse de répondre. Je n'aurais pas cette chance à nouveau.

Ce dossier est plus complexe qu'il n'y parait. Toutes les réponses sont là, quelque part. Mais pour les trouver, je dois d'abord me poser les questions adéquates. Tout ceci dans un temps limité.

 J'ai la mauvaise impression d'avoir une épée de Damoclès posée sur ma tête. Et le sourire qui apparaît sur son visage ne fait que confirmer mes inquiétudes.

Sous le masque des sages [2017 - EN PAUSE / A RÉÉCRIRE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant