— Voici quelques faits, mylord. Mademoiselle Tullier, la fille de la victime, avait déjà essuyé un refus de votre part. Puis monsieur Tullier se présente à Hatfield, votre domaine, et soudain la rumeur court que vous êtes fiancé à la demoiselle. Autre fait : la victime avait rendez-vous à la chapelle à minuit. Pourquoi un lieu et une heure si incongrus ? Pourquoi avait-il accepté le rendez-vous, si ce n'est pour traiter de cette affaire ? La dame de compagnie, miss Doreen, a entendu une discussion mentionnant un chantage, à Hatfield, pendant la visite de la victime. Elle en a perdu la vie, preuve que cette information est la clé de l'enquête.
— Il existe une faille dans votre raisonnement, jeune homme, coupa Canterbury. Je ne suis pas, et n'ai jamais été, victime de quelque chantage que ce soit. Ni de la part de monsieur Tullier, ni de qui que ce soit d'autre — à moins que vous ne preniez en considération ce maudit testament, qui invite tant de monde à s'ingérer dans mes affaires de cœur. Avez-vous ne serait-ce que la moindre idée du sujet de ce présumé chantage, monsieur Alceste Allaire ? Je pense que vous êtes un jeune universitaire nourrissant une passion morbide pour le meurtre. Je pense que vous n'avez jamais résolu une seule enquête de votre vie, et je pense que votre père est très intime avec le capitaine de ce paquebot.
— Est-ce là votre défense ? demanda Alceste simplement, sans s'attarder sur le visage écarlate du capitaine Saurin. Devons-nous croire votre parole ? Que penserait la police de New-York de mon raisonnement fallacieux ?
— Monsieur Tullier est venu me rendre visite, oui, concéda Canterbury d'un air pincé. Il avait une proposition d'affaires pour moi, un investissement dont il avait besoin. Comment la haute société londonienne en est venue à penser qu'il avait promis la main de sa fille en échange, je ne saurais le dire.
— À ce sujet, coupa Alceste.
Il sortit un papier de sa poche et enfourcha son pince-nez.
— Troisième fait de mon télégramme : mademoiselle Tullier, la fille de la victime, confirme que vous n'êtes pas fiancés. Vous ne l'avez jamais été.
— C'est incompréhensible, tonna le capitaine Saurin. Vous venez de malmener la moitié de mes passagers ici présents, et personne n'est coupable ? Si l'affaire n'est pas liée à ces fiançailles, et si lord Canterbury n'est pas victime de chantage, alors qui est le meurtrier et pourquoi ? Ma patience s'épuise, monsieur Allaire !
Le capitaine pointa le détective d'un doigt accusateur. Mais le reste des invités garda le silence. Ils avaient envie de connaître le fin mot de l'histoire maintenant. Alceste retint un sourire de fierté.
— Je peux cesser ma démonstration et laisser l'affaire à la police de New-York, capitaine.
— Oui, s'il vous plaît, interjeta Canterbury.
— Messieurs, ponctua le capitaine Saurin. Maintenant que nous sommes réunis ici...
Alceste esquissa un sourire. Lord Canterbury sembla abandonner l'idée de faire un esclandre et se rassit. Il n'était pas coupable, et lui aussi avait envie de connaître la suite.
— Je le redis, ce chantage est la clé de l'affaire, reprit Alceste. Car chantage il y avait, sinon pourquoi la victime se serait-elle déplacée jusqu'à la chapelle, en pleine nuit ? Cependant, la clé n'est pas l'objet du chantage, mais le sujet.
— Le sujet ?
— Oui, sa victime, expliqua Alceste. Depuis le départ, nous soutenons que lord Canterbury est victime de chantage, parce que l'affaire a été entendue par la dame de compagnie à Hatfield. Mais, comme lord Alastair l'a confirmé lui-même, il n'a pas été victime de chantage. Trouvez la victime du chantage qu'exerçait Charles Tullier, et vous trouvez le coupable de deux assassinats et une agression. Cela explique également le meurtre de la pauvre Doreen Ronley. Une fois que la rumeur de chantage a commencé à se répandre, la jeune femme devait être mise sous silence, car elle seule aurait pu connaître la véritable victime du chantage, ici, sur l'Île de France. Il était tellement plus pratique de laisser penser qu'il s'agissait de lord Canterbury lui-même...
Alceste laissa planer un silence éloquent dans la salle immobile, pendue à ses lèvres. Puis il reprit sa démonstration.
— Monsieur Delcourt, vous avez dit ne pas connaître la victime.
— En effet, répondit le Français d'un air de défi. Allez-vous accuser chaque homme de l'assemblée à présent ?
Il était devenu blanc.
— La première fois que vous avez croisé le regard de Charles Tullier, monsieur, vous étiez aussi pâle que maintenant, affirma Alceste.
Il marqua une pause. Pierre ne répondit pas.
— Quatrième et dernier fait de mon télégramme : Tullier s'apprêtait à racheter votre chaîne de magasins parisiens. N'est-ce pas là la raison du remariage hâtif de madame Montrouge, votre sœur ? N'avez-vous pas besoin d'argent pour sauver votre affaire ?
— Cela n'a aucun sens, trembla Pierre Delcourt. Bravo, monsieur Allaire, vous avez réussi à mettre à jour tous nos secrets, mais où est la victime de chantage, « clé » de cette affaire ? Tullier n'avait pas besoin de me faire chanter, le contrat a déjà été signé.
Adèle se tourna vers son frère d'un air consterné et retira la main vernie de son épaule.
— Pas de chantage, pas de raison de tuer la demoiselle Doreen, conclut Pierre d'un air plus assuré.
Il jeta un œil vers sa sœur furibonde. Les lèvres pincées, elle contenait sa colère.
— Il ne s'agit en effet que d'une cruelle coïncidence, monsieur Delcourt. Comme si toute une brochette de suspects potentiels avait décidé de se retrouver à bord de l'Île de France.
Alceste sourit. Puis il se tourna vers le capitaine Saurin, toujours debout, baladant ses doigts comme de grosses pattes d'araignée le long de son uniforme. Son corps oscillait légèrement d'avant en arrière, comme s'il hésitait à stopper le jeune homme.
— Veuillez excuser cet étalage, messieurs dames. C'est la tradition. Il était important de mettre tout cela au clair, afin de comprendre qui est le véritable assassin et quelles sont ses motivations. Je vais donc en venir au fait et vous libérer pour votre dernière après-midi à bord.
Alceste quitta son bout de table et fit les cent pas. Il saisit son pince-nez d'un air sérieux et reprit.
— Deux éléments ont attisé mon attention dans cette affaire, messieurs dames. D'abord, mademoiselle Lockhart, témoin de la discussion entre Doreen Ronley, la dame de compagnie, et une autre dame inconnue, a automatiquement pensé que lord Canterbury devait être la victime du chantage. Et ceci parce que Doreen a mentionné le domaine de Hatfield.
Alceste marqua un silence pour s'assurer de l'attention des passagers. Tous étaient suspendus à ses lèvres, remarqua-t-il en jubilant intérieurement.
— Ensuite, lord Canterbury a mentionné à plusieurs reprises qu'il refusait de traiter avec monsieur Tullier à cause de ses maigres talents en affaires. Et pourtant, son entreprise est l'une des plus florissantes du secteur ; Tullier va équiper toute la côte d'Azur en trains électriques et il a réussi à racheter les magasins Delcourt.
— Comment il a réussi une telle chose est au-delà de l'entendement, ponctua lord Canterbury, la mine satisfaite. Monsieur Mercier doit être un employé extraordinaire.
Henri Mercier esquissa un sourire gêné.
— Pour en revenir à notre affaire, le meurtrier se trouvait donc à Hatfield voilà deux semaines, lorsque monsieur Tullier s'est rendu au domaine de lord Canterbury. Et il se trouvait lié aux affaires du domaine. Comme vous, monsieur Carlisle.
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Meurtre à l'Ancienne
Mystery / ThrillerJuin 1932. L'universitaire Alceste Allaire embarque sur le paquebot Île de France en partance pour New York interroger un condamné à mort pour ses recherches sur la psychologie des meurtriers. Mais entre un lord Britannique entouré de prétendantes e...
