Chapitre 3

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Un rire à gorge déployée résonna autour de lui. Alceste imagina une jeune femme élancée, relevant la tête et riant aux éclats. Il sentit les draps contre sa peau, l'odeur de bois vernis de sa cabine. Ce n'était pas un rêve, une femme était en train de rire à quelques mètres de sa fenêtre, et Alceste était maintenant éveillé.

Il débroussailla rapidement ses cheveux et enfila sa robe de chambre en flanelle, puis passa une tête en direction de la nuisance sonore. Quelques mètres plus loin, accoudé au bastingage se tenait lord Canterbury, le bras posé nonchalamment sur la barrière, une cigarette matinale dans l'autre main. Souriant et charmeur, il paraissait presque sympathique. À ses côtés se tenait une jeune femme. Bien entendu. Alceste referma le hublot du salon et épia le couple depuis sa chambre, afin de reconnaître laquelle de ces célibataires de bonne famille profitait de l'humeur matinale du lord.

La sœur aux yeux verts : Adèle Montrouge, la jeune veuve qui voyageait avec son frère vers un remariage arrangé. Les jeunes gens semblaient parfaitement assortis, tous deux dans leur trentaine, lord Canterbury drapé d'une élégance toute britannique, et la grande Française avec ses longs cheveux noirs et son regard mystérieux. Alceste ne pouvait entendre la conversation depuis sa cabine, mais il lui était inutile d'en comprendre les mots : le langage du corps suffisait pour deviner ce qui se tramait ici. Une légère caresse de l'élégante main vernie sur le bras puissant du jeune coq flatté, un sourire en coin, un regard prolongé. La belle courtisait, le mâle jaugeait sa partenaire. Quels que soient les défauts de son caractère, Lord Canterbury avait bien raison de profiter de la situation, pourquoi se priverait-il de tant d'attention?


Quelques instants plus tard, Alceste terminait sa toilette et ajustait son veston en tweed. Il ramena une mèche de cheveux derrière l'oreille, saisit sa sacoche en cuir remplie de notes de recherche et décida de travailler au petit salon. Il sortit une montre à gousset de la poche de son veston : s'il avait bien calculé son coup, il devrait être tranquille. À cette heure-là, la plupart des passagers avaient fini leur petit déjeuner.

En sortant de sa cabine, il aperçut lord Canterbury et Adèle Montrouge, toujours en grande discussion sur le pont. Il croisa une autre jeune femme sur le chemin du petit salon, elle le bouscula puis continua son chemin sanslui adresser la moindre excuse. Il se retourna pour proférer une remontrance lorsqu'il la vit bifurquer en direction du lord et de la jeune veuve. La dame arbora un large sourire et salua les deux passagers, prenant soin de se positionner entre eux.

Alceste descendit au petit salon le sourire aux lèvres. Intéressant. Qui était cette jeune blonde impolie, déjà ? Parcourant le flux de sa mémoire, il la revit à la réception de l'hôtel, franche et décidée, admonestant le réceptionniste de lui remettre des lettres qu'elle n'avait pas l'autorisation de récupérer. Puis il se souvint l'avoir vue en compagnie de deux hommes d'affaires la veille au dîner, que M. Delcourt, le frère aux yeux verts, avait reconnu. Il fallait dénicher miss Wesley et lui demander de plus amples informations sur cette femme et les deux hommes qui l'accompagnaient.

« Ah, Marie Tullier, bien entendu ! s'exclama Johanna Wesley à la table du petit déjeuner.
Pour une fois, Alceste fut ravi d'avoir trouvé la vieille dame au petit salon à son arrivée, il s'était empressé de la saluer et de s'asseoir à sa table. Les deux passagers étaient maintenant installés, petit déjeuner servi et thé en main. Le jeune homme venait de conter la scène de la matinée à Johanna.
— Tullier... N'est-ce pas là le nom de la fiancée supposée de lord Canterbury ? demanda Alceste à mi-voix.
— Vous avez bonne mémoire ! Je pensais sincèrement que vous ne m'écoutiez pas, hier après-midi, rit la vieille dame. En effet, toutes ces femmes perdent leur temps. Si la rumeur dit vrai, lord Canterbury est fiancé à la fille de Charles Tullier. Très fortuné, l'industriel est à la tête d'une compagnie de sidérurgie florissante du nord de la France.
— Mais je pensais que cette mystérieuse fiancée n'était pas à bord ? De plus, cette femme impolie ne se comportait point comme une fiancée secrète, loin de là.
— Vous êtes très observateur ! s'exclama miss Wesley d'un air amusé. Non, Marie Tullier n'est pas la fille de Charles, mais sa cousine. Elle voyage avec M. Tullier et son partenaire d'affaires, Henri Mercier. Si vous avez dîné au salon hier soir, vous avez dû les voir tous trois à la même table. »
La table de la blonde colérique et des deux hommes d'affaires, pensa Alceste. Il commençait à comprendre. La rumeur disait que Charles Tullier aurait convaincu lord Canterbury d'épouser sa fille dans le cadre d'une discussion d'affaires, un arrangement mutuel pour le bénéfice de tous. Mademoiselle Tullier devait rejoindre son père sur le paquebot mais elle était finalement restée en France, disant se porter pâle.
« Il paraît qu'en réalité, elle est restée pour préparer l'annonce officielle des fiançailles.
— Préparer des fiançailles ? demanda Alceste, interloqué. Je connais de nombreuses familles bourgeoises qui passent des mois à préparer un mariage, mais des fiançailles...
— Ces rumeurs vous laissent dubitatif, jeune homme ? s'enquit la vieille dame, le regard en coin. Moi aussi. On dit que lord Canterbury annoncera ses fiançailles à son retour des États-Unis, dans quelques semaines. Mais je ne suis pas sûre que le lord se complaise à être importuné, enfin, courtisé, partout où il va.
— Vous voulez dire que s'il était vraiment fiancé, il l'aurait déjà annoncé pour être tranquille ? Je ne sais pas...
Alceste caressa son menton distraitement.
— Il a l'air flatté par toute cette attention.
— Ne vous fiez pas aux apparences, M. Allaire. Je suis persuadée qu'il se trame davantage dans la tête de Canterbury que ses manières pompeuses ne laissent croire. »

Meurtre à l'AncienneWhere stories live. Discover now