Chapitre 6 (1)

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Le capitaine accueillit Alceste en tendant les bras lorsque le jeune détective fut annoncé à son bureau.

« M. Allaire, ravi de vous revoir !

— Capitaine, répondit Alceste avec sérieux avant de prendre place.

— Tout d'abord, j'aimerais consigner votre propre témoignage de la soirée d'hier. Après tout, vous étiez assis à la table de la victime.

— Bien entendu. Comme vous le savez déjà, j'ai dîné à la table de M. Tullier, en compagnie de son partenaire, sa cousine Mademoiselle Tullier, Mademoiselle Lockhart, lord Canterbury et son conseiller financier, Robert Carlisle. »

Ravi d'être ainsi mis à contribution, Alceste se tenait droit et fier sur son siège. Il gardait son carnet de notes contre sa poitrine et s'efforçait de parler avec sérieux.

« Ensuite, reprit-il, chacun est parti de son côté, je suis resté au petit salon pour prendre un digestif en compagnie de mademoiselle Lockhart, restée pour le thé. Dans le petit salon se trouvait également une table de bridge, composée de Marie Tullier, Adèle Montrouge et son frère Pierre Delcourt, ainsi que l'associé de monsieur Tullier.

— Monsieur Henri Mercier, oui. Les joueurs ont confirmé cette activité. À quelle heure vous êtes-vous retiré ? »

La profusion de noms ne sembla pas troubler le capitaine outre mesure. Il devait connaître les passagers de première classe sur le bout des doigts. Le détective se demanda si le capitaine Saurin avait déjà formé ses propres théories.

« Je ne peux me souvenir précisément. Autour de vingt-trois heures, peut-être. Je suis retourné à ma cabine, mademoiselle Lockhart a également pris congé, mais les joueurs étaient encore plongés dans leur partie de cartes.
— Autre chose ce soir-là ?

— Oui, je suis sorti chercher de l'eau vers vingt-trois heures trente. J'ai entendu du bruit en passant devant le petit salon. Lorsque je suis revenu un quart d'heure plus tard, le petit salon était vide. Vous devriez vous assurer que les passagers puissent être pourvus en eau pour la nuit, par ailleurs, précisa Alceste avec une pointe de reproche.

— Bien entendu, monsieur Allaire, toutes mes excuses pour cette gêne. J'avoue qu'il s'agit là d'un souci bien mineur pour moi à ce jour, vous le comprenez bien.»    

Alceste ne nota aucun embarras dans sa réponse. Il déclamait un discours poli auquel il était probablement rompu depuis toutes ces années à la tête d'un paquebot transatlantique. Ainsi, le capitaine ne cachait rien au sujet du personnel de bord. Mais qu'en était-il de madame Montrouge ? Alceste fronça les sourcils.
« Je me souviens d'avoir vu Madame Montrouge sortir de sa cabine alors que je retournais à la mienne. Peu avant minuit. Elle est partie en direction du petit salon. Je ne peux spéculer plus avant, puisque je ne l'ai pas suivie. Avez-vous interrogé madame Montrouge ? A-t-elle précisé où elle se rendait ?
— Non, en fait, elle n'a pas mentionné quitter sa cabine après la partie de bridge.
— Intéressant, ponctua Alceste.
—  Nous allons revenir sur les entretiens sous peu. J'ai une dernière question. Vous dites être sorti vers vingt-trois heures trente pour chercher de l'eau ?

— En effet.
— Et vous pensiez que la partie de bridge n'était pas terminée, ayant entendu du bruit. Êtes-vous en mesure de m'en dire plus à ce sujet ?
— Je ne suis pas entré dans le petit salon, réfléchit Alceste en fermant les yeux. J'étais fixé sur mon objectif de trouver un membre du personnel pour m'apporter de l'eau. Je me suis dit que les joueurs de bridge devaient être encore au petit salon car j'ai entendu des éclats de voix.

— Des éclats de voix ? Une discussion vive, donc ?

— Tout à fait. Le ton était monté. Je n'ai pas saisi le sujet de la conversation, mais je me souviens avoir pensé que la table comportait de mauvais joueurs.

— Ah, il s'agirait donc d'une dispute, précisa le capitaine en allumant une cigarette.

— C'est ce que le ton des voix suggérait. Comme j'ai vu Pierre Delcourt quitter le petit salon peu après, j'ai supposé qu'il s'agissait de la table de bridge. Je ne peux en dire davantage avec certitude, cela dit.»

Le capitaine consigna le témoignage d'Alceste pendant que ce dernier prenait des notes dans son carnet. Il lui était curieux d'être à la fois témoin et enquêteur. Le jeune homme observa le capitaine ventru, assis à son bureau, impeccable dans son uniforme de la Compagnie Générale Transatlantique. Il tenait sa cigarette à la bouche pendant qu'il fouillait dans ses papiers, ce qui contrastait avec le luxe de sa cabine et la tenue parfaite de son uniforme. Il rassembla les notes prises par les membres d'équipage lors des entretiens du matin et les plaça devant lui. Alceste commença à se demander si le capitaine ne lui faisait pas une faveur juste pour entretenir de bonnes relations avec le juge Allaire, son père. Il balaya ce doute d'un revers de la main et tourna la page de son carnet, inscrivant en haut de page : témoignages et alibis.

« Bon, cela prendrait trop de temps de copier toutes ces notes, ou de les examiner en détail. J'ai donc pris la liberté d'en extraire les éléments importants. Si votre enquête vous amène à soulever des points précis, je pourrai vous donner accès à ces notes afin de vérifier les témoignages.

— Bien entendu, répondit Alceste. Je suppose que je ne dispose pas de l'autorité nécessaire pour m'entretenir avec les passagers moi-même ?

— Malheureusement, c'est en effet impossible, confirma le capitaine d'un air désolé. Il fut déjà fort difficile d'amener les passagers de première classe à s'entretenir avec mon équipage, il serait absolument incompréhensible pour eux de se voir interrogés par un autre passager, qui est, à leurs yeux, un témoin au même titre qu'eux-mêmes. Travailler avec des passagers de première classe nécessite un certain tact.

— Je comprends. Je ferai de mon mieux pour travailler avec les données qui sont à ma disposition. Je dois noter, cependant, qu'il me sera plus difficile de résoudre cette affaire avant notre arrivée à New York, en étant ainsi limité.

— C'est évident, monsieur Allaire ! Je comprends tout à fait le caractère particulier de la situation, rassura le capitaine. Bien, passons donc aux témoignages. J'ai réuni ici les plus importants, issus des personnes présentes au dîner hier soir, les dernières à avoir vu monsieur Tullier en vie avant qu'il ne se retire.

— Qui est la dernière personne à l'avoir vu en vie, d'ailleurs ? demanda Alceste.

— Il s'est rendu au fumoir avec certains des convives de sa table pour terminer la soirée sur un brandy et un cigare. Lord Canterbury et monsieur Carlisle ont tous deux confirmé les faits. Ensuite, impossible de préciser à quelle heure il est parti. Vous savez, les hommes boivent et fument en petits groupes, et personne n'a remarqué l'heure exacte à laquelle monsieur Tullier a quitté le fumoir. Lorsque lord Canterbury et monsieur Carlisle se sont retirés dans la suite privée du lord afin de discuter affaires en toute discrétion, vers vingt-trois heures, monsieur Tullier était déjà parti.

— Donc, à l'heure du meurtre, entre minuit et une heure du matin, lord Canterbury et monsieur Carlisle étaient ensemble, à discuter affaires. »

Le capitaine produisit une feuille de papier noircie dont l'entête mentionnait Robert Carlisle.

« Oui. Monsieur Carlisle a pris congé aux alentours d'une heure du matin, un témoignage confirmé par lord Canterbury lui-même.

— Y avait-il d'autres personnes au fumoir ce soir-là ?

— Une dizaine d'hommes étaient présents. Seuls lord Canterbury et Robert Carlisle se trouvaient à la table de la victime, aucun autre passager présent ne le connaissait avant la soirée. Apparemment, Charles Tullier aurait participé à plusieurs conversations avant de se retirer. Ceux qui se souviennent de sa présence pensent qu'il a simplement profité de la salle pour fumer en paix avant de se retirer.

— Bien. De toute façon, vu l'heure à laquelle il s'est retiré, il est peu probable que l'assassin l'ait suivi hors du fumoir pour commettre son acte. Nous savons que la victime avait rendez-vous à la chapelle à minuit. Peut-être pourrions-nous passer en revue les témoignages des convives présents à la table de monsieur Tullier hier soir ? »

Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant