20. Bubu

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Entre prières avant le repas, petits plats dans tous les sens, entrain pour remonter le moral, et morale en béton armé, Édouard a l'air d'apprécier Aïcha de plus en plus. Faut dire qu'au naturel elle est aussi prévenante que délicate. Elle lui parle de sa femme, de ses enfants, de son cousin, moine égorgé à Tibhirine, pour l'âme duquel elle prie souvent. Et lui, d'ordinaire plutôt genre bulldozer dans un magasin de porcelaine, ça le fait craquer grave...

Elle arrive même à le faire sourire, en se payant la tête de Villeneuve, le chef de cabinet geignard, qui continue tous les matins à se plaindre du manque d'orthodoxie de nos méthodes.

La vidéo avec la fille du Président turc, en revanche, elle a moins apprécié. Heureusement qu'elle n'a pas eu l'heur d'admirer celle de Marie-Charlotte, la benjamine adorée d'Édouard, avec ses nattes et son col Claudine, jupe plissée Cyrillus malencontreusement affublée de talons de quinze centimètres, et transfigurée hurlante, en levrette, sous les assauts d'une ministre de la santé, armée d'un godemiché !


Histoire de faire moi aussi une tentative dans la prévenance, j'essaie de la rassurer :

– Mais puisqu'on vous dit que c'était un fake !

– Un quoi ?

– Un faux : on l'a mise à la place de quelqu'un d'autre.

– Faux ou pas, c'est mal !

– Ça pourrait être n'importe qui : vous, Caroline, Nora...

Elle me fixe dans les yeux : « Nora, votre femme... si jamais je vois un truc comme ça avec elle dans le rôle principal, j'apprends le kalari machin chose, et je vous étrangle ! ».

Putain, me voilà mal embarqué ! Parce qu'avec Nora, même sans les fakes, on en a une pleine discothèque. C'est le bouquet dans le pétrin. Ça m'apprendra à faire des tentatives, côté délicatesses...


Heureusement qu'Aïcha n'est pas vindicative pour deux sous. Sa petite colère passée, elle est redevenue charmante. Avec ça, elle nous a préparé une sacrée festouille. Des boulettes de toutes sortes, à toutes les sauces, fleurant la menthe, le curcuma, le gingembre ou la cardamone.

Jeff, Gerhart et Harold, tout juste sortis du coltard, réalisent doucement ce qui leur est arrivé. Ils se souviennent vaguement de Rock Creek Park, Jüterboger Strasse ou St James Park, quelqu'un qui leur demande l'heure et qui leur pulvérise quelque chose au visage. Puis plus rien.

On leur a donc appris leur périple : virée en sous-marin russe, largage en mer Egée, baie de Bodrum ; puis croisière à bord du Barents Sea, livraison centrale de Sügosü, chez un certain Saleh Madjid Al Rhawi. On leur a ensuite raconté le carambolage de Citlikler, l'intervention des Kurdes, la mise hors service de leurs anges gardiens, la subtilisation des cercueils, leur transfert toutes sirènes hurlantes vers Iskenderun, l'intervention des officiers du MIT, le kalaripayat dans le Fokker, la procession des F16 en compagnie des avions turcs, et enfin leur retour à la maison.

Ils ne songeraient plus à faire les guignols avec Nora. Ils la voient déesse, sans comprendre comment elle a pu faire pour épouser un modeste espion, aussi minable qu'eux. Moi non plus d'ailleurs !

Ils en ont froid dans le dos en songeant au sort que leur auraient réservé les fous de Daesh. Jeff, l'armoire à glace californienne en a les pieds qui tremblotent, les ferrures qui claquètent et le miroir qui se fendille. Gerhart, lui, en a ses gros yeux qui font du roulis, avec du tangage. Quant à Harold, toujours drapé dans son imperturbabilité oxfordienne, il en a le teint gris, reflets verdâtres.

Faut dire que je m'emploie à leur donner force détails : tête orientée vers la Mecque, forme du couteau, beauté du geste, œsophage-trachée-jugulaire, d'un coup de poignet, un seul, pureté immaculée des intentions comme du sang jaillissant...

Mais Aïcha me fait taire d'autorité. « Des barbares, pas des religieux, musulmans ou pas... je préfère ceux qui lisent des livres, à commencer par le Coran, version originale. Quant à vous, Paul, vous feriez mieux de vous taire, parce que parfois vous ne valez guère mieux ! »


Bubu reste dans son coin, soucieux. Il a assisté à l'échange à propos des fakes. Il vient m'en toucher un mot :

– Dis, Paul ?

– Qu'est-ce que t'as, mon Bubu ?

– Les fakes ?

– Oui, les fakes ?

– C'est bidon ?

– Evidemment !

– Moi et Nora ?

– Quoi ?

– C'est du vrai, ou c'est des fakes ?

– A ton avis ?

– Je sais plus !


Depuis une semaine qu'il est au nirvana à tenter de se remémorer ses aventures avec sa Nora. Et voilà qu'il se pose des questions, qu'il nous fait le coup du moral en berne. Je tente de le requinquer : « Tu sais Bubu... le vrai, le faux... le réel, l'imaginaire... les images, les mots, les choses... ».

Mais ça le travaille, le bougre. Il ne lâche pas prise :

– Moi, avec Nora ?

– Quoi ?

– C'est du vrai ?

– Selon toi ?

– Ou du faux ?

– Bubu...

– ...quoi ?

– Finalement, de vrai, y a que les images qui restent dans ta tête.


Il pousse un long soupir avant de me quitter. Nora ne m'a pas attendu pour aller se coucher. Quand je la rejoins, elle fait semblant de dormir.

Je tente une démarche d'approche, genre légers frôlements et petits bisous. Mais le kalaripayat, ça existe aussi de dos !

Le lendemain matin, sa tête câline est douillettement posée sur mon épaule, avec son plus beau sourire aux lèvres.


Pas le temps de petit-déjeuner tranquille : les dents de sagesse de Jun Lu, d'Aziz al Rhawi et du Major Igor commencent à parler. Direction salle des machines, et en vitesse...

1. Opération DésherbageWhere stories live. Discover now