16. Aïcha

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Coltard noir, épais. Au loin, une flûte, ténue, qui grossit. Voile de lumière floue, qui gonfle. Nora, regard doux, fossettes, lèvres tendues, frémissantes. J'essaie de lui parler :

– Attends, j'arrive... encore, steuplait...

– C'est pas un concert, imbécile : flûte thérapeutique !

J'ouvre les yeux, Elle est assise à côté de moi, flûte aux lèvres. Elle cesse de jouer, pose sa main sur mon front, souriante.


J'ai reçu une balle dans l'épaule, à deux doigts de l'aorte. Elle m'a opéré pendant la nuit, avec Caroline. Hémorragie, sutures, reconstitution de clavicule. J'ai penché la tête au bon moment. Quarante-huit heures de repos, et le bras en écharpe pendant une semaine.

Une question me tarabuste :

– Aïcha, comment elle va ?

– Tu lui as sauvé...

– ... la vie, je sais !

– Je te suis...

– ... veuve ?

– Reconnaissante tu veux dire.

– Veuve joyeuse alors !

– Tu serais pas blessé...

– ... que je me prendrais une baffe.

– Exactement !

Elle a mis sa mère sous sédatif. Avec l'intention de la transférer aux Minguettes, pour sa sécurité. Elle mettra tout sur le dos des barbus, qui ont quelques raisons de lui en vouloir.


Le lendemain, après une journée de soins personnels et attentionnés, j'ai droit au défilé, en commençant par Medhi : je suis le sauveur de sa mère... Ahmed et Jamal suivent : ils m'ont commandé une caisse de Port Ellen, pour fêter ma résurrection.

Caroline enfin :

– Tu saignais bien.

– Et toi... tu criais pas mal ! Caroline ?

– Oui.

– Aïcha, elle est maline : elle a vraiment rien compris ?

– Je pense comme toi...

Même Bubu s'est pointé. Après m'avoir cru mort, il m'a vu mourant : doublement ressuscité donc. Nora, décidément, est une magicienne. Faut qu'elle y tienne à son mari, pour le ramener chaque jour à la vie. Je crois qu'il se demande si la place est vraiment enviable.

Édouard enfin s'est pointé à son tour, l'air complètement dépassé. Il a retiré son cilice. Je fais office...


C'est vrai que, carbonisé un jour et trucidé le lendemain, je ne suis pas vraiment de tout repos. Les frères Jemmali non plus d'ailleurs. Pas catholiques en tout cas : non respect des procédures.

Outre les deux mecs qui ont malencontreusement sauté du neuvième étage (crise de démence, sous l'emprise de LSD, a conclu l'enquête de police), ils ont récolté une dizaine de barbus, gentiment assoupis par leurs soins, au gaz, dans l'ascenseur ou l'escalier, plus le major Igor et son chauffeur, bizarrement garés à proximité, en toute discrétion, qu'ils ont neutralisés sans ménagement. Édouard n'a pas été consulté sur le traitement des prisonniers, pas davantage qu'Alban, pourtant d'un naturel conciliant.

Résultat des courses : le chauffeur d'Igor a été retrouvé shooté à l'héro, à poil, par les éboueurs, dans une poubelle de resto japonais, enrobé de sushis avariés ; quatre barbus ont eu un terrible accident de voiture, dans un tombeau roulant dépourvu de ceintures et d'airbags, avec des taux d'alcool qui dépassent l'entendement ; les six autres sont sous sédatif, en désintoxication. Quant au major Igor, sous kétamine, au frais, en cas de besoin...


Je profite d'une visite de Nora pour creuser un peu. Leur turbin, j'ai à peu près compris : protéger leurs mômes, les empêcher de virer barbares à leur insu, martyrs assassins, criminels salvateurs, cibles meurtrières, etc.

Leurs mômes justement, reprend-elle, gamins des cités, abandonnés en meutes, béton dans la tête, avenir au cul. L'Islam dans tout ça, religion pour certains, explose ton prochain comme toi-même pour d'autres. Entre Chiites et Sunnites, Wahhabites et Salafistes, mosquées et camps d'entrainement, un remake des guerres de religion, vingtéunième siècle, haute technologie à l'arme lourde, bains de sang et champs de ruines, irrigués de pétrodollars.

La technique des dents de sagesse, avec oreillette dans l'os temporal, a été élaborée pour la désintoxication, suivie d'un programme spécial, relayé par les familles. « On récupère ceux qu'on peut. Aucun échec, jusqu'à présent ».

Les accidentés, des irréductibles invétérés, criminels endurcis, proies devenues gourous. Leurs juges, uniquement des femmes, mères de victimes, qui ont pleuré leurs mômes, chair à canon érigés en martyrs.

Et ma conscience d'agent, certes spécial, d'un Etat dit de droit, je peux me la mettre où je pense !


Vu que je ne suis plus en état de penser, depuis que j'ai rencontré Nora, je m'abstiens. Sauf qu'il y en a une autre qui n'est pas tout à fait dans le même état d'esprit : Aïcha.

Adossée à l'embrasure de la porte, elle a tout entendu :

– Nora.

– Maman ?

– Approche !

Elle se prend une beigne, qu'elle se retrouve à genoux. Oublié le kalaripayat. La toubib major à l'internat chef de clinique et tout le tintouin, à quatre pattes ! Aïcha, mains sur les hanches, lui intime :

– Va chercher tes frères !

Elle commence par arracher les fausses barbes des jumeaux. Ahmed et Jamal se prennent chacun deux baffes à faire trembler un chêne. Seul Medhi échappe à la distribution.

Les yeux dans les yeux, elle leur déclare : « Les claques, c'est parce que vous m'avez menti. Pour le reste, je suis fière de vous. Maintenant, au travail ».


Fini Les Minguettes. Elle a décidé de rester. Elle se met de la partie. Personne ne songe à discuter, pas même Édouard. Elle se dirige vers moi :

– Paul, la prochaine fois que vous me mentez, vous vous prenez deux claques comme les autres !

– Mais...

– Et merci pour la fusillade ; maintenant, mon gendre, debout !

Je me sens un peu faiblard. J'aurais bien aimé me faire dorloter encore un peu. Elle ne me laisse pas le choix.

Quand on se retrouve autour de la table, elle regarde Caroline dans les yeux : « Toi, tu n'es pas plus bonne sœur que je ne suis Imam... alors arrête de faire semblant ou t'auras droit à un traitement de faveur : je n'aime pas qu'on se moque du sacré ».


Édouard est bien le seul qui conserve grâce à ses yeux. Elle se tourne vers lui :

– Vous êtes croyant me semble-t-il ?

– Oui... oui Madame.

– Bien : nous allons commencer par une prière, pour tout le mal que nous avons fait, et pour tout celui que nous allons faire. Pour les deux pauvres types qui se sont écrasés en bas de l'immeuble :

– Amen !

– Inch'Allah ! Pour les quatre malheureux qu'on a accidentés dans une épave :

– Amen !

– Inch'Allah ! Pour tous ceux qui risquent de périr dans les jours qui viennent :

– Amen !

– Inch'Allah !


Sur ces entrefaites, voilà nos petits camarades qui nous bipent. Le travail reprend ses droits.

1. Opération DésherbageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant