Jean Sot

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Jean Sot était un pauvre nègre qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Sa mère était une bonne, vieille, et la sottise de Jean était le chagrin de sa vie.
Un jour, sa mère envoya Jean Sot au bourg lui acheter, pour la cuisine, une chaudière 1 à trois pieds. « Et surtout, dit-elle, ne te fais point gronder au retour. Ne fais pas une de tes sottises habituelles. » Jean promit de se montrer aussi intelligent que possible, et partit.
À la boutique, il choisit une belle chaudière à trois pieds, en fonte grise. Il n'oublia pas de la faire sonner pour vérifier si elle n'était point fêlée. Il paya et prit le chemin du retour.
Chemin faisant, il trouva l'ustensile bien pesant sous son bras. Il s'arrêta, posa la chaudière par terre, et la considéra un instant, en réfléchissant gravement. Puis il dit à la chaudière: « Voyons, tu as trois pieds, et je te porte sous mon bras. Ce n'est pas de jeu, puisque moi, il faut que je marche, et je n'en ai que deux. Tu vas essayer de faire à pied le chemin qui reste. Suis-moi. » Et il fit quelques pas en avant, se retournant parfois pour voir si la chaudière suivait. Mais elle ne bougea pas. Alors, Jean se fâcha, donna des coups de pied dans la cocotte, la bouscula, et fit si bien que, bientôt, il n'y eut plus un seul pied après la chaudière. Il dut, voyant son obstination, la ramasser, et il la rapporta en piteux état a sa pauvre vieille mère.
Naturellement, elle fut une fois de plus désolée. Elle dut continuer a faire cuire le manger dans un «coco à nègre» 2 , à fond rond, que l'on pose sur trois pierres; et, à son imitation, dans tout le pays, on fait encore ainsi.

Quelque temps après, la pauvre vieille mère de Jean Sot tomba gravement malade, et Jean alla consulter la voisine qui était une «marchande z'affaires» 3 très savante. Elle savait préparer à merveille les poudres qui font venir les amoureux, ou qui chassent les mauvais esprits. Avec des fleurs à sonnettes, de l'herbe à fer et du patchouli, elle parfumait l'eau pour «arroser les maisons».
La «marchande z'affaires», donc, alluma une chandelle, et vit, dans la flamme de la chandelle, la maladie de la mère de Jean Sot. Elle écrivit une longue ordonnance qu'elle remit à Jean.
Maintenant, il s'agissait d'acheter les drogues merveilleuses qui étaient marquées sur l'ordonnance. Pour cela, il fallait de l'argent, et Jean n'en avait pas. Il avait seulement deux boeufs, dont l'un valait bien 900 francs, et l'autre peut-être 1.200 francs.
Sa mère dit: « Prends le bœuf de neuf cents francs et va le vendre en ville, à Monsieur Beaufonds, qui est riche; il te le paiera bien. »
Lorsque Jean Sot arriva chez Monsieur Beaufonds, il expliqua au négociant qu'il avait besoin de vendre son bœuf pour acheter des remèdes à sa vieille mère. Monsieur Beaufonds demanda le prix de la bête, et Jean dit: « C'est neuf francs. » Monsieur Beaufonds le regarda, étonné, puis il dit: « Mais ça va: le prix me convient. » Il paya à Jean Sot les neuf francs, et prit le bœuf.
Avec ses neuf francs, Jean alla à la pharmacie. Naturellement l'argent ne pouvait pas suffire pour faire l'ordonnance complète. Aussi le pharmacien ne lui donna-t-il pas les spécialités chères. Il lui remit seulement les médicaments tout à fait ordinaires, comme de la corne de cerf, des têtes de pavots, de la racine d'iris, de la manne, du séné, ainsi que quelques gouttes de vinaigre des quatre voleurs et du baume tranquille. Cela faisait déjà huit francs cinquante.
Jean prit le paquet de remèdes et les dix sous qu'on lui rendit, s'acheta huit sous de pain et deux sous de beurre rouge 4 , s'en fit une tartine qu'il mangea en route, et rentra.
Lorsque sa mère vit le petit paquet de remèdes vulgaires, et que Jean lui eût expliqué qu'il avait vendu le boeuf pour neuf francs, la pauvre vieille fut désolée de cette nouvelle sottise de Jean.

Quand elle l'eut assez traité de sot, elle lui dit: « Prends l'autre bœuf, et va le vendre. Mais ne te trompe pas, cette fois. Retiens bien: ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs! Répète-le! » Et Jean répéta: « Ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs! Ce n'est pas douze francs, c'est douze cents francs! » Il le répéta pendant tout le trajet et jusque devant la porte de Monsieur Beaufonds. D'avoir ainsi parlé pendant tout le trajet lui avait desséché la bouche. Il avait soif, et, avant de traiter l'affaire, il demanda à, boire.
Quand il eut bu, il dit au négociant: « Je veux vous vendre mon deuxième bœuf, niais ce n'est pas douze cents francs, c'est douze francs! »
Monsieur Beaufonds le regarda, puis, il répondit: « Mais oui, Jean Sot, ça va: le prix me convient; voici l'argent. »
Jean laissa son beau bœuf gras, et prit les douze francs. Il les porta au pharmacien qui lui donna une partie des remèdes chers. Il n'y avait pas assez d'argent pour le tout.
Cette fois, il était bien sûr d'avoir exécuté les ordres de sa mère, et de ne pas mériter de reproches. Quand, après avoir raconté son exploit à sa mère, elle le traita de sot, de sot incorrigible, il était navré, désespéré, niais aussi il était furieux contre Monsieur Beaufonds qui avait abusé de sa sottise, et il jura de se venger.

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