Problème : à la deuxième scène, Beauchêne fait un arrêt cardiaque. Une heure de perdue pour permettre à Nora de le ramener à la vie. Et encore, il reste trouble et balbutiant :

– Je... je...

– Oui mon petit père ?

– Suis...

– Tu es ?

– Un homme...

– On s'en doutait.

– ... perdu !

– Plutôt ressuscité tu veux dire.

– Ma... ma...

– Ta, ta ?

– ... fille !

Emportés par le mouvement, on n'a pas fait gaffe. On lui a projeté Marie-Charlotte, sa benjamine adorée, avec ses nattes et son col Claudine, jupe plissée Cyrillus et talons de quinze centimètres, hurlante, en levrette, sous les assauts d'une ministre de la santé, armée d'un godemiché : indélicat, même si on n'avait pas prévu de solliciter l'aval de l'association des parents d'élèves...


Démonstratif également, s'emploie-t-on à lui faire remarquer. S'il s'est laissé prendre, nos concitoyens n'y verront que du feu. Suffit de fabriquer des fakes pour envoyer leurs dix ans d'archives à la poubelle.

Il a fini par comprendre, d'autant que, le temps qu'il se remette, on lui a combiné une démonstration supplémentaire. Nora était réticente, mais elle a fini par céder.

Medhi a convoqué Bubu dans une cabine. L'air sévère, il lui a projeté quelques scènes, Nora, version soft, où on a glissé notre Bubu à la place d'un secrétaire d'Etat, puis du patron des MMA. Anéanti, on l'a livré à un profiler du service, un gars doué. Sortant de là, il me prend à part. Il a quelque chose à me dire, quelque chose d'embarrassant :

– Débarrasse-toi, mon gars !

– Nora.

– Oui.

– Ta femme.

– Depuis peu.

– Eh bien je...

– Tu ?

– ... enfin nous...

– Oui, vous ?

– ... avons entretenu...

– Une liaison, pas possible !

Il avait refoulé... et c'est remonté... comme ça... brutalement...


En voyant ainsi notre Bubu, avec le fake qui lui a circuité les neurones et transformé la cervelle en blanquette, Beauchêne, toujours faiblard, me glisse :

– Ça m'a... fait un coup... Dis Popol ?

– Oui.

– T'as entendu comme moi ?

– Quoi ?

– Quand elle disait : « Au secours, Papa » ?

– Puisqu'on te dit que c'était pipeau !

– Ah ! j'avais oublié !

– Et muet !

– Faut que je me repose un peu...

– Repose-toi mon gars !

– ... sur vous, au moins quelques heures.


On ne demande que ça. Question efficacité. Medhi a mis ses ingénieurs au boulot. Les machines moulinent. Dominique, trente ans à peine, tongues, bermuda à larges poches, sweet délavé, barbu, souriant, qui a bossé dans les dessins animés, nous explique.

La Lecture Labiale Contextualisée, la LLC, c'est opaque : des réseaux de neurones profonds. Un truc rempli de couches, bien perméables. On la nourrit aux paquets de données, en vrac ou bien ficelées. Dans le principe, ça dilue l'info et ça la fait remonter, par capillarité, couche par couche. Comme un bébé : ça apprend, mais on sait pas trop comment, et puis ça restitue, mais on sait pas du tout pourquoi.

D'un côté, des mouvements de lèvres, de l'autre, des mots. Au milieu, une mixture, avec des piles d'hypothèses. Seule certitude : si on modifie le décor, si on change les acteurs, ça identifie les locuteurs et ça chamboule le résultat.


Reste à faire des essais et à sélectionner les meilleures séquences. Une scène de resto, par exemple, avec un bon vieux cador de sénateur bien dépravé, lèvres gourmandes, exposant haletant son menu préféré :

– Pour m'aider à gagner l'érection :

– ... sussions bien fléchies,

– ... lèche minois des bourses,

– ... turlutte labiale avide,

– ... appareil thermique à fond.

– ... à l'eau, nu ;

– ... la douche froide...

– ... foutre...

– ... l'heure « hop, à quatre patte »,

– ... « ouilles » sourds au tapis.

– ... hisse ! râle ! boum boum ! terminé !


On change le contexte, genre bureau du FSB. On remplace notre sénateur par un Patriarche, celui du Front Patriotique par exemple, mêmes tendances, même forme de visage, même corpulence. On lui flanque le profil du major Igor en face, officier de liaison à l'ambassade de Russie :

– Pour m'aider à gagner l'élection :

– ... les Russes y ont bien réfléchi,

– ... les Chinois déboursent ;

– ... lecture labiale à vide ; appareil thermique à fond ;

– ... l'ONU : la douche froide ;

– ... foutre l'Europe à quatre pattes, les Ouigours au tapis ;

– ... Israël : boum boum, terminé !

Haute trahison ! Passible de cour martiale ! Bromure à électeurs ! Ça marche !

Les fakes rendent l'ensemble des données suspectes. Tous ceux qui ont trempé dans la combine peuvent être impliqués jusqu'à la couenne. On peut laisser leurs lèvres bouger, la LLC leur fait cracher spontanément des pelletées de fripouilleries aussi imprévisibles qu'incontestables.


Reste à fabriquer des images, compromettantes comme il faut. Ça tombe bien, le lendemain, on doit recevoir du renfort. Le Président l'a exigé : un Allemand, un Italien, un Anglais, un Américain, envoyés par leurs services respectifs. CIA, MI5, AISE, BND*, tous réunis.

Ils vont rapidement se rendre utiles...



*CIA, MI5, AISE, BND sont des sigles qui désignent les services secrets américains, anglais, italiens et allemands.

1. Opération DésherbageOù les histoires vivent. Découvrez maintenant