1. L'obtention du sésame

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L'aéroport de Roissy bourdonnait de touristes. Mes valises disparaissaient sur le rail. J'en portais deux sous les yeux, marqués par une nuit blanche.

Dans quelques heures, j'y serai : Osaka. Ancienne capitale de l'Empire, troisième plus grande ville du Japon. Bâtie vers le IIIe siècle sur les rives du centre ouest de la mer intérieure de l'île de Honshû, Osaka la « Cuisine de la nation » était articulée sur le commerce et l'industrie grâce à son port.

Même en perçant dans le luxe, les cours de langue ou la programmation, je savais que l'intégration d'un étranger était illusoire ou quasi-nulle. On ne devenait pas Japonais, on naissait sur le territoire japonais d'ancêtres Japonais.

Nous étions quelques chanceux de deuxième année de l'Institut d'études politiques de Lyon à avoir remporté la possibilité de nous expatrier au Japon.

Quelques mois plus tôt, le jour de mes dix-neuf ans, je m'étais regardée dans le miroir : pas d'amoureux, peu d'amis, une vie plus qu'ordinaire et des relations familiales distantes. Distantes, c'était peu dire. Je n'avais pas été désirée par mes parents et malgré nos efforts respectifs, il y avait entre nous un fossé que nous n'avions jamais réussi à combler. Ce que j'avais pour moi, c'était un don et un rêve. Le Japon allait me permettre d'exploiter le premier et de réaliser le second.

***

Après quinze heures de vol et une escale à Shanghai, je songeai à ce que je laissais derrière moi : pas grand-chose en réalité.

L'avion atterrit sur la piste de Kansai Airport. Je présentai mon splendide visa à l'officier de l'immigration et suivis le flot d'arrivants vers la sortie. Une petite japonaise me dévisagea dans la foule et me tendit une pancarte à mon nom : Lucie Muzet. Je m'engouffrai dans sa Nissan, toute incrédule, émerveillée et excitée.

Ma coordinatrice, Aïko, avait été désignée pour m'aider dans mes démarches administratives. Une trentaine d'années, menue, de petite taille, les cheveux tirés en queue de cheval, le nez étroit bien qu'un peu épaté, elle me détailla le programme dans la voiture. Elle avait pris soin de me trouver un logement non loin du centre-ville qui ne manquerait pas de me ravir.

En effet, je tombai sous le charme du studio de vingt mètres carrés au premier étage d'une modeste résidence. C'était un luxe pour les normes spatiales attribuées dans cette zone.

Sans perdre de temps, ma coordinatrice me conduisit dans un magasin spécialisé dans la confection de sceaux qui au Japon, remplaçaient la signature pour les documents officiels. La calligraphie, très simple, reproduisait en japonais mon nom de famille et mon prénom. Une fois le petit cylindre gravé et son encre rouge en poche, nous passâmes à la mairie puis à la banque.

Au rythme de la course d'Aïko, les buildings et blocs s'enchaînaient sous mes yeux ébahis, tandis que d'autres se reflétaient à la manière d'une peinture impressionniste dans l'ondulation des vitres. Jamais je n'avais vu de frondaison urbaine aussi féconde et exubérante. La rue présentait un tourbillon de passants courant partout, de panneaux lumineux et de musiques diffusées par les magasins. Même les feuilles des arbres semblaient avoir une couleur différente de celle que je connaissais. Je me trouvais toujours sur la même planète mais plus dans le même monde.

Grâce à Aïko, mes papiers furent rapidement mis en règle. J'étais désormais enregistrée pour ma vie au Japon.

Selon ma coordinatrice, je vivais une situation inédite. Je serai très prochainement étudiante en droit à l'université d'Osaka et assisterai aux cours de droit de la propriété industrielle, de droit commercial des contrats et de droit comparé avec un examen à passer en avril prochain. De plus, dans le cadre du programme, l'agence qui avait conclu le partenariat avec l'Institut d'études politiques m'avait inscrite à des cours obligatoires de japonais. Cette inscription me permettrait d'accéder au Japanese Language Proficiency Test, l'incontournable examen des compétences en langue japonaise. Mais ce qui selon Aïko relevait de la chance était qu'en sus de ma bourse, l'agence m'avait trouvé un emploi étudiant qui me permettrait de joindre les deux bouts. 

Octopus - Tome 1 : La Pieuvre est homochromeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant