15. L'infirmerie

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« Vous exagérez ! C'est un peu tôt pour son bizutage ! Mademoiselle Muzet est une employée, je vous rappelle ! ».

Les syllabes japonaises s'imprimèrent dans mon cerveau. Je reconnus la voix de l'infirmière. Je soulevai lentement les paupières. Telle une tortue délivrée de son hyper-hibernation, les muscles de mon corps résistèrent. Puis, je sentis des draps râpeux sous mes doigts : un lit d'infirmerie.

« J'vous jure que c'est pas nous ! C'est un disjoncté, le leader de la 2-C, Hidetaka. Il s'est déchaîné contre des types et elle a essayé de s'interposer, récrimina Minoru.

— Elle a raté sa vocation de justicière, se moqua Takeo. Il se tenait adossé au mur, les bras croisés sur son torse puissant.

— Soit elle est stupide, soit elle ne tient pas à la vie » commenta Kensei. Sur ce, il rehaussa le col haut de sa veste d'un geste et se détourna.

« Minoru, cesser de trépigner ! pesta l'infirmière. Vous êtes insupportable ! Elle va bien, un peu dans les vapes mais rien de cassé... J'aimerais pouvoir en dire autant des deux autres que vous m'avez amenés.

— Eh ben, si elle n'était pas intervenue, vous les auriez tout de suite enterrés ! se défendit-il, outré.

— Ah ce point ? Takeo ? le questionna familièrement l'infirmière.

— Ouais, c'est pas faux. Moi j'crois que cette étrangère est suicidaire.

— Ou tout simplement inconsciente, traduit-t-elle. Mais je ne vais pas discuter avec vous. Vous avez toujours raison, même quand vous avez tort ! Ah ! Taisez-vous, elle émerge. Comment allez-vous ? ».

Je les considérai, interloquée, avec la sensation d'avoir le visage aussi fripé que les draps. L'infirmière paraissait bien s'y prendre avec ces types, surtout avec Takeo qui ne semblait tolérer aucune contrariété. Du reste, que faisaient-ils ici ? Je bredouillai quelques remerciements en clignant des yeux. 

Takeo approcha mais cette mise en mouvement me fit reculer dans le lit. Ce leader avait tout de même failli me réduire en miettes lors de notre rencontre sur le toit. D'un bond, Minoru lui fit barrage et franchit les quelques pas qui nous séparaient. Il s'accroupit à mon chevet. Gênée, je rabattis le drap jusque sur mon nez. 

« Attends, on est des brutes mais on n'allait pas te laisser te faire cogner sans intervenir, dit-il. Pas vrai, Takeo ?

— Ben, on aurait très bien pu ! soutint l'intéressé en passant la main sur sa chemise hawaïenne.

Minoru se retourna vers moi et secoua la tête en signe de dénégation.

— C'est pas notre genre, le contredit-t-il en m'adressant un clin d'œil.

J'en restai bouche bée. Minoru me faisait des clins d'œil à présent !

Il interpela l'infirmière :

— D'ailleurs, Madame, s'il y a quelqu'un à blâmer ou à remercier, c'est Kensei. C'est lui qui a vu ce qu'il se passait pendant qu'il se rendait au local de son club, précisa Minoru.

Je jetai un regard à Kensei, dont le visage aux pommettes hautes commença à se durcir.

L'infirmière se tourna vers Minoru :

— Vous devenez sentimental ? le taquina-t-elle en plissant les yeux. Vous avez dû vous prendre un coup sur la tête, vous aussi !

— Mais j'ai toujours été gentils ! Vous ne me connaissez pas !

Takeo l'attrapa par le col et le tira en arrière : 

— Écrase un peu, Minoru ! ».

Sur un signe de l'infirmière, ils sortirent en troupeau de la pièce en s'échangeant des insultes. J'étais dans de beaux draps, avec en plus une dette à leur égard.

Kensei avait affiché un air fermé de coffre-fort. C'était pourtant lui qui m'avait sortie de l'embrouille, m'évitant ainsi un séjour prolongé à l'infirmerie. Je lui devais des excuses pour ma naïveté et mon impulsivité, tout comme des remerciements.

Rompant le fil de mes pensées, l'infirmière me tendit un gobelet d'eau : « Si vous êtes d'accord, je n'informerai pas le proviseur de votre accroc. Vous pouvez rester allongée encore une heure. Après cela, il faudra vous en aller ».

Elle releva le menton et partit s'assoir à son bureau.

Les secousses sismiques que j'avais endurées au cours de cette journée me firent réfléchir. Mon attitude intrépide m'avait fait basculer dans l'absurde. J'étais penaude mais fiérote à la fois.

Que faire ? Abandonner ? Envoyer une réclamation à l'Agence au risque de perdre mon emploi et mon salaire ? M'incliner devant ces vandales ? Protester ? Contre qui ? Contre quoi ? Car j'étais impliquée dans cette aventure saugrenue et cherchais désespérément à en sortir la tête haute.

En un éclair fugace, les visages désenchantés de mes parents m'apparurent. Je ne voulais leur donner aucune raison de me rapatrier. Mes projets et mon voyage seule à l'étranger leur avaient semblés désagréablement prématurés.

Prématurée ? Je ne l'étais pas en comparaison des personnes de mon âge encadrées par une famille au pair, casées dans un séjour linguistique ou un programme universitaire habituel. D'autres encore bardées ou non de diplômes s'installaient au Japon ou s'y mariaient dans la coutume nippone.

Cependant, on réussit toujours bien ce qui a déjà été fait.

A ces mots, je me sentais prête à m'affranchir de la banalité.

Vexée mais vaillante, j'allais changer de posture, espérant redorer mon blason, ma situation et mon honneur. De cet échec et de ma déconvenue risible, j'allai faire contre fortune bon cœur.

Le défi était lancé. Je partais en guerre contre l'établissement Nintaï et les pièges pervers de son système.

Je serai une pieuvre.

Tout en souplesse et en élasticité, je me fondrai dans le béton. Je changerai de couleurs, j'userai de métamorphoses pour m'accommoder, me défendre ou riposter. J'avais une botte secrète : octopus cachait en son sein un flot d'encre délébile où de néfastes desseins se calligraphiaient tout en noir et en ondes tentaculaires.

Je n'abandonnerai pas. 

C'était dit, j'irai le lendemain rendre visite à Kensei au club de mécanique.

C'était dit, j'irai le lendemain rendre visite à Kensei au club de mécanique

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~Merci encore pour votre suivi ! 

Au menu du prochain chapitre, une entrevue entre Kensei et Lucie... 

ε=┏( >_<)┛

Octopus - Tome 1 : La Pieuvre est homochromeDove le storie prendono vita. Scoprilo ora