2034-2035 (31 décembre-1er janvier, 00h00)

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- 3... 2..., commence toute ma famille, incluant moi, en harmonie.

- Non, attendez, c'est la mauvaise heure, minuit est déjà passé depuis environ trente secondes, crie mon père à la foule réunie dans le salon.

S'enchaîne alors un silence des plus interminables, suivi d'exclamations de déception, signe que nous avions compris ce que cela signifiait. Ça fait trois ans de suite qu'on rate le décompte, si bien que ma tante, une jeune astrologue, croit à une malédiction. Cela ne nous empêche toutefois surtout pas de lancer à qui veut bien l'entendre le traditionnel Bonne année et de procéder aux câlins et aux embrassades comme à chaque fois.

Comme à mon habitude, moi qui n'aime pas vraiment les accolades, je recule dans un coin calme de la pièce et j'analyse, j'observe.

À travers la fenêtre, j'aperçois du monde de tous âges et de toutes ethnies sortir dans la rue, deux ou trois bouteilles de vin dans une main, un klaxon dans l'autre. Il y a même un adolescent saoul qui s'approche du mur de la bâtisse et commence à y écrire un message que je prends pas mal de temps à décrypter:

" Nouvelle année! Ras-le-bol du gouvernement! Vive la révolution!"

C'est étrange, ces temps-ci, il y en a beaucoup, de ces trucs-là. J'ai pas trop compris parce que ce sont des affaires d'adultes, c'est pas pour les filles de neuf ans comme moi. Maman m'a expliqué, et grossièrement, je dirais que ce sont des gens fâchés qui veulent du "changement". Et d'habitude, quand les grands parlent de "changement", ils sont comme enflammés et on dirait que c'est leur vœu le plus cher. Ils sont vraiment bizarres, les adultes.

Martin, mon grand frère, me sort tout d'un coup de mes réflexions afin de souhaiter une belle année, la phrase ponctuée enfin d'un:

- Socialise un peu, Joséphine, S.T.P.

Socialise, socialise, pas rien que ça à faire, moi! J'ai d'autres sujets de préoccupation. Et d'après moi, c'est beaucoup plus important que de parler à des enfants avec lesquels j'ai de très petits liens de parenté et qui passeront, de toute façon, le reste de la soirée à se courir après en criant ou à dormir.

Je lui répond tout de même. Il faut savoir être polie.





Après le décompte, je pense que je me suis endormie, parce qu'à mon réveil, maman est penchée au-dessus de moi en criant mon nom.

- JOSÉPHINE! On est arrivés!

Je regarde autour de moi. Il semblerait qu'on m'a transportée jusque dans la voiture. C'est une hypothèse plausible; j'ai le sommeil dur. Si ce n'est pas ça, alors on m'a rendue malade d'ivresse ou on m'a fait prendre de force de la drogue pour tout oublier ce que j'ai fait avant. Mais je retire ces deux dernières options. Ça se passe juste dans les bouquins.

Je me lève avec fatigue et suis mes parents et mon frère. Aussitôt arrivés à l'intérieur de notre petite maison de banlieue, tout le monde se précipite sur la télévision. Apparemment, ils ont eu des échos de ce qui s'est produit tout récemment aux États-Unis. Curieuse, je m'approche. C'est avec effroi que je vois apparaître sur l'écran une dizaine de femmes et d'hommes chauves, un grand sourire sur les lèvres. Ils entament alors un long monologue, se séparant chacun un bout du discours:

- C'est une nouvelle année qui commence. L'an 2035. Et je sens qu'à partir de maintenant, beaucoup de choses vont changer, grâce à nous - ou à cause de nous pour certains - , les membres du Groupe des Hommes Égaux et Pas Stupides, la GHEPS. Plusieurs mourront. D'autres survivront. Ceux-là sont ceux qui auront eu l'intelligence de nous joindre. Allez, ne soyez-pas idiots et...

Maman s'avance vers l'écran et appuie sur le bouton POWER de la télévision qui s'éteint automatiquement. Des plaintes venant de Martin se font entendre, auxquelles elle répond sèchement:

- Il faut pas prêter de l'importance à ces imbéciles. Ils cherchent juste à vous terrifier. Là, les enfants, écoutez-moi.

Elle nous fixe.

- Ne les rejoignez jamais. Même s'ils vous promettent mille et un cadeaux, ne les croyez pas. Leur propagande s'installe maintenant sur les réseaux sociaux. Ne leur parlez pas, ne leur écrivez pas, tout ce dont ils ont besoin, c'est d'une poignée d'enfants naïfs qu'ils kidnapperont et auxquels ils feront un méchant lavage de cerveau. Compris? La GHEPS est présente partout dans le monde, et il n'y a pas d'exception pour le Québec.

Je déglutis. Elle a parlé si vite que je n'ai pas capté tout ce qu'elle disait, mais je pense avoir compris l'essentiel. Je sens tout à coup mon cœur battre plus vite, mes mains devenir moites.

Je ne veux pas qu'ils viennent. Je ne peux pas l'accepter. Ma vie était bien, j'étais une enfant heureuse et candide. Pourquoi faut-il que des personnes stupides - contrairement à ce qu'elles pensent - arrivent et gâchent tout mon petit monde que j'ai forgé peu à peu? Tout ça rien que pour le pouvoir. Je ne veux pas le croire.

Lentement, je lève les yeux vers mon frère Martin. Je sais pertinemment qu'ils ne nous attaqueront pas cette nuit, mais le fait de détailler chacun des petits traits de son visage me rassure. Parce que je ne veux pas l'oublier. Je regarde alors mes parents.

Puis je fonds en larme. Aussitôt, les autres se mettent à pleurer eux aussi. Discrètement.

Je dois faire face à la réalité: les idiots existent. Les méchants aussi. Il y en a même qui sont les deux à la fois.

J'ai peur.

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