L'éveil de la malédiction

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Les soins patients de Morwan eurent raison des blessures de sa fille. Malgré la gravité de sa plaie au visage, Dérycée n'en conserva aucune séquelle. Ce que la plupart des habitants de Trolly-Breuil mirent au crédit de l'enchanteur qui, pour sa part, attribuait cette guérison miraculeuse au sang féerique qui coulait dans les veines de la changeline. De sa rencontre avec le démon, elle ne garda qu'une longue marque sur l'avant-bras, à l'endroit où la flamme l'avait léchée, et une mèche de cheveux couleur de cendres.

Quelques jours avant la fin de l'été, un nouvel événement marqua cette période charnière de l'existence de Dérycée, et scella la fin de son innocence.

Un matin, elle fut tirée du sommeil par une crampe dans le bas ventre. Une douleur sourde qui se prolongea dans ses reins et lui arracha un cri de surprise. Alors qu'elle envoyait promener sa couverture, elle fut horrifiée de trouver ses cuisses empoissées de sang.

Dès lors, le corps de Dérycée lui devint un parfait inconnu. De cette blessure étrange qu'elle découvrit seule, naquirent d'autres changements, trop rapides, trop brutaux. Son corps partait en guerre malgré elle contre l'enfance. Et, de cette bataille que le temps impose, elle ressortait couverte de nouveaux stigmates. Jour après jour, les signes indélébiles de l'adolescence s'imprimaient plus fort dans sa chair. Des seins d'abord, mais petits, à la rondeur incertaine, loin des fruits opulents qu'arboraient les fermières qui embrassaient les enfants contre leur corsage. Puis des hanches, hésitantes, entre le galbe de fesses qui s'arrondissaient et la saillie d'un bassin osseux, bien différentes des courbes généreuses qui ondulaient à chaque pas des ingénues pas si timides qui se pavanaient dans la cour. En une saison, tandis qu'elle courait les bois en quête de son loup disparu, son corps la tira vers le haut, comme s'il avait soudain décidé, après tant d'attente, de brûler d'un coup toutes les étapes de la puberté.

Et, naturellement, avec cet inconnu qu'elle habitait, elle perdit l'indulgence des hommes. Ce regard tendre que suscitent les enfants, ce droit à l'innocence. Elle sentait à présent les yeux sur elle, sur ses formes nouvelles, sur ses jambes qui se gainaient. Finis les genoux cagneux écorchés dans les courses avec Dolfi ou Corusco. Ses jambes prenaient une existence propre. On les regardait comme un chemin, on le suivait plus qu'on ne la voyait.

Sous le regard des hommes, comme celui des femmes, elle cacha son corps. Les uns la dévoraient, les autres la jalousaient. Car Dérycée ressemblait à tout. Elle ressemblait à la rivière qui se rit des galets et passe en tumulte. Elle ressemblait au vent qui fait chanter la cime des arbres et leur souffle les rumeurs du monde. Elle ressemblait au matin qui s'étend sur la Lande, au soir qui disperse ses étoiles. Elle était demi-fée et la nature vibrait sous sa peau sans qu'elle le comprît. Elle était si différente des filles qui peuplaient Trolly-Breuil. Sa longue silhouette pâle et ses cheveux d'argent mêlés de cendre illuminaient son monde.

Et pourtant, jamais elle ne s'était sentie aussi seule. Elle rayonnait à l'extérieur pour mieux dépérir à l'intérieur. Ces regards qui s'attardaient sur elle en chassaient la naïveté. Pire, pendant que son corps n'en finissait pas de la trahir, en son cœur naissait un mal profond, un mal qui emprisonne, un mal qui pousse, qui incite, qui domine, prend, effraie, submerge. Un mal si abyssal qu'on ne pouvait le retirer ni s'en défaire tout à fait : le désir. Un mot étrange, un mot pour donner un peu de lumière à l'obscurité. Mais pour Dérycée, il n'y avait aucune lumière dans ce désir. Il n'y avait pas de beaux yeux tendres, pas de cheveux clairs qui reflètent le soleil, ou de mèches brunes qui l'emprisonnent. Il n'y avait dans son désir aucun sourire éclatant, aucune main timide qui frôle du bout des doigts, aucun émoi soudain, fait de soupirs et de battements de cils.

Non.

Le désir de Dérycée naissait de chicots édentés au milieu de faces porcines, de rustres sans manières, de mains baladeuses et sales qui osent toucher sans demander, de regards torves et appuyés sans gêne, du dégoût de l'autre. Dans ce dégoût viscéral et écœurant, le corps de Dérycée s'éveillait, se réchauffait, bouillait de se sentir vivant, enfin, réveillant la brûlure le long de son bras. Cette marque du démon qui, certaines nuits, pouvait luire d'une noirceur dévorante, lui rappelant qu'elle avait fauté, et qu'elle allait le payer.

Alors, elle s'enfuyait loin des autres quand elle rêvait de s'enfuir d'elle-même, de quitter cette enveloppe traîtresse et de s'envoler dans le vent, de se laver sous la pluie, de s'enivrer des rayons du soleil. Elle pleurait l'absence de Ruz, l'ami silencieux qui posait sa tête sur ses cuisses, réconfortant. Elle s'enfuyait retrouver d'autres sens, des sensations connues, familières, rassurantes, pures. Elle fuyait même ceux qu'elle aimait, elle fuyait même Dolfi et sa tendresse. Elle fermait les yeux pour garder son visage en elle, son rire, leurs jeux. Mais dès que les gestes s'appuyaient, dès qu'il se rapprochait, posant sur elle un regard nouveau, laissant de côté les yeux de l'enfant pour ceux de l'adolescent, elle ne le supportait plus. Sa peau la brûlait, son ventre se révulsait, sa gorge retenait son souffle et son corps entier se fermait, reculant, bloquant l'entrée de l'indésirable pourtant aimé.

Toujours à l'écoute de sa nature profonde, elle courait retrouver dans la forêt les sensations de la terre humide, de l'écorce des arbres, des éclats de lumière dans les frondaisons. Jusqu'à ce qu'elle y croisât un nouveau compagnon. Un loup discret aux yeux clairs, un de ces loups au sang féerique dont Ruz faisait partie, avec lequel il était possible de chanter et courir les bois. Loin des hommes, plus près des rives silencieuses des lacs, au bord d'étendues calmes dont les fonds dissimulaient les palais nacrés des naïades. Elle s'enfuyait en se maudissant elle-même, haïssant plus fort encore la marque imprimée par le démon, héritage maudit planté dans son cœur pour en corrompre la clarté, lui volant par la même occasion sa nature légère.

Ainsi s'écoulèrent deux saisons, qui lui en parurent dix. Enfin, après une traversée d'hiver studieuse, passée à recomposer son paradis perdu, il sembla à Dérycée que sa tempête s'apaisait. Les autres habitants de Trolly-Breuil finirent par s'habituer à cette nouvelle pensionnaire, à commencer par les garçons aux regards langoureux, éconduits les uns après les autres. Seuls ses « frères » mages savaient l'apaiser. Avec eux, elle retrouvait un havre immuable, fait de défis taquins, d'entraide et d'empathie. Dolfi avait dû comprendre le malaise de sa cadette, et il avait su prendre les bonnes distances : ni trop près ni trop loin, regagnant avec la patience d'un dresseur la confiance qu'il avait craint de perdre. Cette confiance, Dérycée la lui rendit avec des excuses, et leur relation reprit la limpidité de leur enfance. Ou presque.

Jusqu'aux fêtes de Beltane et le retour du sauvage.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant