Trois - L'abeille

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  Le Hoog avait demandé à Occhikiymelti de rester prudente. Presque une journée déjà qu'elle observait l'homme et ses rituels cocasses. Il avait sorti des caisses de son engin, tendu une toile en tonnelle et se reposait maintenant à son ombre. L'odeur acerbe ne parvenait plus au nez de la jeune femme perchée sur sa branche. L'homme était serein.

  Un bourdonnement agréable détourna Occhikiymelti de son regard. Le son déplaçait l'air en graves. Les vagues étaient irrégulières et fouettaient le visage de la chasseresse. Un petit-volant de l'espèce des poilus l'observait en danse. Occhikiymelti aimait les insectes. Elle balaya sa tresse au-devant de l'épaule, et régla la sensibilité de son implant au minimum. Elle se concentra : « bonjour. »

  L'insecte s'immobilisa. Sa tête formée d'yeux penchait sur le côté, les antennes en ébullition. Sa coiffure lui donnait l'apparence de sortir du lit. Ses pattes repliées protégeaient un thorax d'où pendait un abdomen noir rayé de jaune.

  Le silence se fit, et Occhikiymelti attendit l'imperceptible kak. La réponse vint en fond. Le petit-volant avait accepté le dialogue. S'ensuivit une série de mouvements, de kak, et d'émission de kairomones. Troublant langage pour l'humaine, bien plus compliqué que de lire un parchefum, songea-t-elle. Elle mit longtemps avant de formuler sa réponse : « Tu cherches des fleurs ? »

  L'interrogation était dure à rendre odorante, aussi Occhilkiymelti ponctua son phrasé d'un haussement d'épaules, coudes pliés, mains relevées. La bestiole ouvrit ses pattes et déploya son abdomen avant de se renfrogner en un soupir.

  « Excuse-moi, ton langage ne m'est pas familier. Je vais te dire où trouver ce que tu cherches, mais laisse-moi un instant le temps de trouver les mots. » Occhikiymelti tendit un doigt sur lequel l'animal vint se poser en caresse fraîche. Aussitôt une douce chaleur échauffa l'épiderme de la jeune femme. L'insecte attendit en se nettoyant les antennes, sûrement voulait-il bien comprendre ce qui lui serait dit bientôt.

  « Vois-tu cette clairière aux senteurs depuis peu acides ? Tu trouveras ce que tu cherches au-delà. » À l'insecte de reprendre sa danse aromatique. Occhikiymelti la traduit ainsi : « Ce que tu nommes clairière, pour moi c'est un monde, une terre étrangère que les miens craignent. Les prédateurs en sont rois.

— Traverse-la, n'aie crainte. Tant que je serais ici avec l'étranger plus en bas, les grands-volants n'attaqueront pas. Va ! »

  Le petit-volant s'envola et prit la direction indiquée. Il s'arrêta brusquement et se retourna. Une suspension du battement d'ailes le fit chuter, très peu avant qu'il ne remonte, brassant l'air de ses pattes. Médusant merci. Il reprit sa route.

  Depuis le temps qu'elle en rêvait, Occhikiymelti avait réussi à communiquer avec un petit-volant poilus. D'ordinaire leur labeur les occupait tellement qu'elle ne daignait lui répondre que des grommellements. Un mâle lui avait même un jour lancé ce qui s'apparentait à un juron, puant.

  Trop occupée à savourer son moment, et ne prêta pas attention à la scène qui suivit.

*

* *

  Tom dormait, sa tonnelle en seule fortune. Il s'était fabriqué un hamac sommaire tendu entre deux pics. Sa prothèse pendait par-dessus le tissu, grattant presque le sol.

  Un bourdonnement désagréable le réveilla. Un filet lui aérait l'oreille. Tom ouvrit l'œil, un insecte stationnait près de lui. Il n'en avait jamais vu de tel, sa connaissance se limitant aux cafards et aux moustiques, vestiges de l'ancienne civilisation. Le vieux tendit un doigt métallique sur lequel vint reposer le nuisible. Celui-ci était velu et coloré, rayure jaune, rayure noire.

  « Tu veux quoi petit machin ? » L'insecte s'envola et tournoya devant Tom. Haut, bas, pause. Gauche, pause, bas. « Si tu crois que je bite un truc. Va falloir apprendre à parler. Allez, tire-toi. » Tom se tourna dans sa toile, le bras robotisé coincé sous son torse. Mais l'importun restait là, à gigoter en vrombissant. Le vieux fit d'abord mine de ne rien entendre, mais bientôt l'énervement le gagna. D'un revers de sa main valide, précis d'agressivité, il percuta la bestiole.

  « Saloperie ! » La douleur le fit bondir hors du hamac, il enserrait déjà son poignet meurtri. Sa main pendait, il la sentait pulser au rythme du palpitant. Tom attendit que sa vision s'éclaircisse pour pouvoir observer l'origine de la brûlure. Une boursouflure gonflait sa main, au centre, un pic orné d'un bout de chair était planté dans la sienne. Délicatement il l'ôta pour le jeter au sol. Aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettaient, Tom se rendit dans la navette. Il saisit le capteur de la console médicale et l'appliqua sur la piqûre. Le diagnostic n'était pas si lourd qu'il l'aurait pensé. Une quantité ridicule de venin auquel il ne réagirait pas violemment. La machine lui conseillait de ne rien gaspiller pour si peu, les effets seraient bientôt dissipés.

  Tom riait à présent de sa mésaventure, il n'aurait pas pu rêver meilleur réveil. Avec l'âge, il avait appris à se méfier des conséquences que pouvaient avoir les petites choses.

*

* *

  L'abeille était en alerte, elle lâchait autant les phéromones correspondantes qu'elle pouvait. Elle se savait condamnée, et n'avait plus qu'un but en tête : la ruche. Il lui fallait se ressaisir, elle interrompit l'émission de phéromones de peur et se concentra sur son vol. Ses mouvements étaient perturbés par la perte d'une partie de son abdomen.

  L'apis atteint la ruche rapidement. À son approche, quelques ouvrières arrêtèrent un instant leur travail. Elle sentait la mort. Cette audience suffirait bien.

  « J'ai trouvé des fleurs, par-delà les terres des plumeux, la route est sûre. Ne vous approchez pas de l'humain qui sent le métal. » Inlassablement elle répéta sa danse, la dernière.

  « J'ai trouvé des fleurs... »

Occhi et l'ancêtreWhere stories live. Discover now