Un - L'odeur et le son

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  L'odeur s'intensifiait, la corneille devait être toute proche. Cependant, même les yeux d'Occhikiymelti n'arrivaient pas à trouver l'oiseau. Elle reniflait la peur, le gibier se sentait menacé et guettait la moindre erreur de sa part.

  Les arbres s'élevaient haut vers le ciel. Dans leur lutte pour accaparer les rayons du soleil, ils en oubliaient quelques-uns, filtrant la voûte de leur feuillage. Occhikiymelti ne prêtait attention à rien d'autre que le craquement du bois et la course du vent. Si d'aventure l'oiseau se mouvait, il ne lui échapperait pas.

  Un croassement métallique mit fin à son attente. Elle aperçut la corneille à l'endroit d'où provenait la plainte. Elle se tenait sur une branche, masquée par quelques feuilles vertes. Doucement, la chasseresse porta la main à son carquois. Ses doigts s'arrêtèrent sur une flèche à bout rond, elle ne voulait pas gâcher la chaire de l'animal. Dans le même mouvement, elle la fixa à la corde de son arc et le banda sans qu'un son ne s'en échappe. Elle mit en joue la corneille et ouvrit les doigts. La flèche siffla. L'oiseau, alerté, déploya ses ailes. Trop tard, le projectile le heurta si violemment qu'il fut emporté dans le mouvement du carreau avant de tomber au sol dans un bruit mat.

  De ses mouvements aériens, Occhikiymelti courrait déjà pour attraper sa proie, arc en bandoulière. Tout juste si les brindilles au sol craquaient sous son poids. Arrivée où l'oiseau avait chuté et ne sachant s'il était mort, elle l'attrapa avant qu'il ne reprenne ses esprits. À genoux, la corneille entre les mains, elle ferma les yeux. Sa main droite sur la nuque de l'animal, elle lui rompit les os d'un coup sec. Passée la précipitation l'archère leva l'animal à portée de lèvres et souffla entre les plumes, comme pour aider la vie à s'en échapper.

  Occhikiymelti relâcha son attention. La forêt s'émouvait déjà de son acte. À leurs cris, la jeune femme compris que les volants se trouvaient les plus concernés. Les petits étouffaient leurs pépiements et leur crainte tandis que dans leur fuite, les plus gros claquaient l'air de leurs ailes. Le pic lui, riait volontiers de la mésaventure de cette opportuniste corneille. Les marchants semblaient ne pas trop s'en inquiéter, ils se transmettaient l'information d'un ton détaché. Un prédateur intrigué par les commérages se rapprochait. À l'odeur, un dangereux. Occhikiymelti savait ne pas devoir s'éterniser.

  Le chant flâneur des arbres lui parvint enfin. De toute cette histoire ils n'en avaient pas grand chose à faire, préférant en lenteur se raconter leurs épopées jusqu'à la chute.

  A en croire l'effervescence régnant autour, elle avait fait fuir sa proie profondément dans la forêt. Elle avait dû la suivre longtemps. Avec de la ficelle, elle lia les pates de la bête et l'attacha à sa ceinture, à côté des lapins et autres gibiers qu'elle avait réussi à lever ou à chasser. Satisfaite de son butin, elle ramassa la flèche qu'elle avait tirée avant de prendre le chemin du retour.

***

  Occhikiymelti ne regardait pas vraiment devant elle en marchant, cela l'empêchait de penser. Elle se dirigeait au nez, le reste suivait machinalement. Et rien de plus facile que de retrouver le vert plateau où les siens logeaient. Par un temps pareil, les coupeurs de métal s'afféraient à débiter et récupérer tout ce qui pouvait l'être dans les ruines avoisinantes. Il lui suffisait de suivre les senteurs de brûlé et de sueur. Elle aurait pu se concentrer sur l'aigu et l'agressif des scies, mais elle aimait trop écouter la nature pour la gâcher avec ces sons barbares. Sa place dans la chasse, elle l'avait choisi sur ce critère. Les arbres s'écartèrent bientôt devant elle, lui laissant voir les habitations.

  Quand les membres de la tribu s'arrêtaient sur une terre pour monter leur campement, ils procédaient toujours de la même façon. L'emplacement du totem du clan était soigneusement choisi, puis tous les adultes coupaient les troncs les plus nobles et les creusaient pour bâtir la cabane du Hoog Ledare. L'édifice le plus grand du campement. Il comportait la pièce à vivre du chef de clan et de sa famille, l'arsenal et le garde-manger de la tribu. À proximité des chasseurs s'afféraient à débiter du gros gibier. D'autres transportaient les plus gros morceaux dans un fumoir empestant la tourbe et éloigné du camp. Les plus petits qui ne serviraient pas au repas du soir étaient placés sur un grand séchoir en plein soleil.

  Les tentes individuelles étaient ensuite montées en cercle autour du Totem avec du bois pour armature et de la toile tendue pour couper le vent. Seul le nez pouvait révéler leurs différences. Les tentes des chasseurs étaient aseptisées, sans empreinte. Le citron devenait marque du logis d'un coupeur de métal. Au loin, un nuage d'aromes herbés et floraux entourait la tente du Lecitel. Le vieux méditait d'ailleurs en tailleur devant sa porte, une pipe à la bouche.

  Celle d'Occhikiymelti aurait dû sentir le rien pour abriter un membre de la chasse, mais sa mère gardait cachée une gousse de vanille. La jeune femme aimait ça et faisait mine de ne pas savoir où.

  Occhikiymelti pénétra dans l'arsenal et trouva le chef de clan assis derrière un comptoir en bois. Il avait les cheveux et la barbe grise et portait une robe noire en tissu fin brodé. L'homme se leva et s'inclina lentement pour l'accueillir. Le déplacement de l'air porta le parfum du chêne, gage de sa stature et de son rang. La jeune femme lui rendit son geste et vint se planter devant lui. Elle déposa son arc et ses flèches sur le bois avant de faire de même avec le gibier. L'homme regarda la recette, sa longue barbe ne parvint pas à camoufler le sourire qui courbait ses lèvres. Il porta ses yeux sur sa protégée, clairs et à la pupille effilée, comme l'ensemble des membres du clan.

  La main du Hoog, légèrement courbée et doigts sérés, s'approcha de sa bouche et la tapota d'un coup sec avant de se rabattre vers la jeune femme. Cette dernière inclina la tête, signe qu'elle acceptait les remerciements. Elle salua le Hoog et sortit rejoindre sa tente.

  À l'intérieur, une femme assise sur une chaise en bois brodait une robe. Elle se leva et précédée de la vanille enlaça son enfant. La mère et la fille dégagèrent la nuque de l'autre des cheveux qui couvraient leur implant odorant. Les effluves de conversation commencèrent à s'en dégager.

  « Occhikiymelti, précieuse enfant.

— Douce mère, tu m'as manquée dans les bois.

— Tu n'es partie qu'une journée.

— Le temps importe peu. La chasse a été bonne, trois lapins, un faisant et une corneille.

— Hoog Ledare doit être fier de toi, je le suis autant. Les autres chasseurs aussi ont bien chassé. Ce soir, nous mangerons bien.

— Pour qui est donc cette robe que tu brodes ?

— Pour toi ma fille, quand nous nous rendrons au grand troc.

— Tu sais qu'il ne me plaît pas de les porter... Merci douce mère, tu rends ta fille heureuse. »

  Un craquement sonore dans le lointain força les deux femmes à interrompre leur étreinte. En peu de mouvements Occhikiymelti était déjà à l'extérieur.

  Tout le village était aux aguets, les habitants encore enfermés se ruaient à l'extérieur pour scruter le ciel. Tous entendaient ce sifflement inconnu, ce feu qui se mélangeait à l'air, tous ressentaient cette masse qui crachait du vent en se rapprochant.

  Les jeunes yeux d'Occhikiymelti se fixèrent sur l'origine de ce son inconnu. On lui avait déjà appris l'existence de ces machines à fendre l'air et à voyager jusque dans le ciel noir de la nuit. Les machines construites par ses ancêtres, celles qu'ils utilisèrent pour fuir le Maharety Rose-Vedka. Etait-ce donc aujourd'hui qu'ils avaient choisi de revenir ? 

Occhi et l'ancêtreWhere stories live. Discover now