La solitude

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La mâchoire serrée, il fixait le comprimé qui reposait sur la table, tache de peinture blanche sur une toile noire parfaite.

Personne ne pouvait l'aider. Août était revenu et avec lui le congé obligatoire pour cause de fermeture de l'entreprise. Elle était de retour, plus rapide que la dernière fois.

La solitude le crevait.

Il se pensait de taille, cette fois. Il lui montrerait qu'il la maîtrisait. Il la ferait plier et la briserait.

Bientôt. Peut-être. Ça ne s'annonçait pas bien.

Jimmy était revenu plusieurs fois sur son affaire d'ecstasy miraculeuse. Il insistait pour être présent à la première prise, « au cas où », ou plutôt, Clovis le soupçonnait, pour pouvoir rire de ses réactions. La dernière fois, il avait oublié un cachet.

Le comprimé blanc lui faisait de l'œil.

Il était temps de savoir enfin si ce truc fonctionnait. Il avait dispatché des verres d'eau partout dans l'appartement, histoire d'éviter la déshydratation. Ses coins de meubles étaient désormais protégés par de la mousse, le traitement baby-proof pour un adulte qui ne savait pas à quel point il s'apprêtait à régresser.

Clovis posa le cachet sur sa langue et l'avala d'un trait.

Il mit un vieux disque de Jazz. Rien de spécifique, il avouait ne pas s'y connaître, juste une compilation de standards. Les chanteurs ne servaient à rien contre la solitude, c'était la musique elle-même qui atténuait sa tension. Il se rassit et tâcha de se laisser aller. En face de lui, trois couches de peinture monocouche Voile de Brume le contemplaient.

C'était mort. Pas moyen que ça reste dans cet état.

Il récupéra du papier blanc dans son imprimante, sortit ses pinceaux de leur placard, en fit de même pour ses vieux tubes d'acrylique. Les murs pouvaient clairement être améliorés mais il voulait réaliser quelques croquis avant de se lancer.

Fredonnant avec le saxophone, il ne vous remarqua pas tout de suite.

Il vous dit quelques mots sans s'apercevoir de ce qu'il faisait.

Ça ne le frappa que quand il voulut vous demander votre avis sur ses griffonnages.

Clovis tourna dans son appartement, à votre recherche. Comment était-ce possible ? Il était seul, mais il ne s'était jamais senti aussi à l'aise, aussi social, aussi compris. Il rationnalisa. Bien sûr que vous n'étiez pas là. Vous n'étiez que la conséquence de la pilule miracle. On la lui avait vendue ainsi.

Il se sentit tourner de l'œil et but de l'eau. Il lutta avec la certitude que vous l'aimiez et l'estimiez, parce que c'était une pensée ridicule à avoir quand il n'existait pas de « vous ». Puis il se laissa aller à rire : ce n'était pas contre vous, la situation l'exigeait.

Vous disparûtes au milieu de la nuit, et c'est tant mieux : Clovis avait besoin de sommeil.

Il téléphona à Jimmy le lendemain matin.

— Tu pourrais m'en procurer d'autres ?

— Tu... non. Tu l'as fait ? Alors ?

Clovis repensa à vous.

— Moui, c'était sympa, rien de bien extraordinaire.

— Ha ha ! Je t'amène le matos mardi. Félicitations, vieux.

*

Clovis peignait des rayures sur son plafond quand l'interphone sonna. Il descendit précautionneusement de son escabeau, déverrouilla la grille du bas de l'immeuble, entrouvrit sa porte pour les arrivants, sortit les bières et un thé glacé plus tout à fait de saison. Il prévint :

— Vous m'excuserez, c'est un peu le bordel.

Il entendit rire. On lui rétorqua :

— Ça devrait aller, on survivra.

Il les invita en cuisine plutôt qu'au salon, même s'ils y seraient serrés.

Il aurait été inexact de dire que Malik n'avait pas changé si on considérait qu'il avait rasé ses tresses, mais à part ce détail, il restait le même concentré de bonne humeur fait homme. Clovis sentit la cigarette sur ses vêtements et espéra que ça ne pénétrerait pas le tissu des chaises.

L'homme qui l'accompagnait pouvait avoir n'importe quel âge entre vingt et trente. Il portait une barbe mal rasée et une veste de cuir. Le malaise total s'imprimait sur son visage.

— Éric, je te présente Clovis. Clovis, Éric.

— Enchanté.

— Alors, quoi de beau ? Jimmy disait que tu avais obtenu ton mi-temps et ton télétravail ?

— Je leur dois toujours deux réunions physiques par mois, mais je subis ça bien. Je me rends compte de la chance que j'ai.

Ils continuèrent à papoter. Clovis ne put s'empêcher de vérifier à intervalles réguliers l'air sur le visage d'Éric. Rien à faire, le nouveau venu le dévisageait comme un pestiféré. À une époque, ça l'aurait dérangé, aujourd'hui il s'en moquait. Malik prit congé, non sans lui offrir la bouteille de White Spirit dont ils avaient parlé au téléphone.

— Ah, tu me sauves. Je n'avais vraiment pas le courage de descendre juste pour ça.

— Pas de souci, ça me fait plaisir. On se revoit bientôt ?

— Aucun problème.

Clovis les raccompagna à la porte. Il ouvrit la bière dont personne n'avait voulu plus tôt et la sirota sur son balcon. La voix de ses deux invités lui parvint depuis la rue.

— ... comment ça peut sentir à la fois le solvant ET la javel ? Il n'ouvre jamais ses fenêtres, ce type ?

— Il n'y fait plus attention. D'habitude je lui fais la remarque, mais là il n'y a rien à faire, il a de la peinture qui sèche.

— C'est pas possible. Comment on peut vivre comme ça ?

— Franchement, Éric. T'as déjà rencontré quelqu'un de plus inoffensif ?

Clovis éclata de rire, se laissa tomber dans son transat, et leva son verre à votre santé.

La SolitudeWhere stories live. Discover now