La fille

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Malik toqua quatre fois – taw, taw, taw, taw. Un chien aboya dans l'autre appartement du palier – aw, aw, aw, aw. Cet écho bizarre réveilla un morceau de cerveau chez Clovis, qui se mit aussitôt à transpirer. Qu'est-ce qu'il fabriquait là ? Dans ce quartier, ce couloir d'immeuble, cette situation ?

C'était Malik qui lui avait parlé de cette femme isolée. Il se revoyait accepter mollement de l'accompagner. Pas vraiment convaincu, de toute façon il n'y avait jamais besoin de le convaincre. Comme toujours, le monde entier se relayait pour le contrôler, le trimballer. Comme d'habitude, il se laissait faire. Il avala sa salive, douloureuse. Il se promit de partir si ça dégénérait.

Malik sortit son trousseau de clé de sa poche, retrouva celle marquée d'une gommette bleu clair, et déverrouilla l'entrée.

Une odeur de – de tout dégoulina de l'appartement. Clovis se couvrit le nez tandis que Malik s'invitait à l'intérieur. Il ressortit quelques secondes plus tard avec plusieurs sacs poubelles fermés.

— Tu veux bien descendre ça ? Je fais un tour dans la salle de bain. Le local est à la cave, prends la clé.

Toucher les déchets de quelqu'un d'autre était bien la dernière de ses envies. Il jeta un regard enragé à son ami. Malik lui rendit l'incompréhension faite visage. Alors Clovis, comme d'habitude, remisa sa franchise, hocha la tête et sourit.

Trois étages à descendre, trois étages à monter. Il revint essoufflé. D'autres sacs l'attendaient à l'entrée, il décida qu'ils étaient très bien là où ils étaient.

La puanteur se trouvait un peu rafraîchie : les volets du salon levés, les fenêtres grandes ouvertes, le vent passait de l'une à l'autre en poussant les objets sur le passage. Malik rattrapait et plaçait sous presse-papiers improvisés les feuilles envolées. Cela fait, il regroupa la vaisselle éparse dans une bassine – comment il en trouva la motivation, Clovis n'en savait rien, lui-même n'aurait pas touché cette infection avec des gants – et la rapatria dans l'évier de la cuisine. Il s'essuya le front du dos de la main et expliqua :

— C'est ma limite d'intervention. Si j'en faisais plus, elle serait trop gênée, elle pourrait refuser que je revienne.

— Je ne comprends toujours pas ce que tu fais au juste. Tu travailles avec les Petits Frères des Pauvres ?

— On est plus ou moins sur de l'assistance à personnes isolées, mais mon association est athée et nos protégés ne sont pas exactement... Ah, attends.

La porte entre la chambre et le couloir s'ouvrit sur l'habitante de l'appartement. Échevelée, l'expression hagarde de qui sort du lit paniquée, elle portait un jean troué et un T-shirt délavé aux armoiries du club de natation local. Aussitôt qu'elle vit Malik, elle se détendit, puis se recroquevilla.

— Il est déjà quinze heures ? Je suis désolée, je te jure que je voulais me réveiller, je ne sais pas pourquoi mon portable n'a pas sonné...

— C'est bon, c'est pas grave. Tu vas bien ?

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais avisa Clovis et resta hébétée.

— Oh, voici l'ami dont je te parlais la dernière fois, celui que j'essaie d'engager dans l'association.

— Hum, bonjour. Je suis Chloé !

Elle lui tendit la main si brusquement que Clovis eut un mouvement de recul. Elle rangea ses bras, un rictus gêné en travers du visage, l'excuse tremblant sur la lèvre. Malik reprit la main.

— Tu veux du thé ?

— Ah, euh, oui ! Attends, je vais laver des tasses !

Clovis se retrouva de corvée d'essuyage. En l'absence de gants pour manipuler le torchon, il le remplaça par le reste d'un rouleau de papier absorbant. La bouilloire siffla ; ils finirent installés au salon, un coin de table basse et trois chaises libérées à cette intention.

Malik et Chloé discutaient. Clovis remarqua rapidement que la conversation tournait entièrement autour de la jeune femme. Les petits contrats qu'elle trouvait en télétravail, son nombre d'abonnés sur allez savoir quel site Internet, la couleur dont elle hésitait à teindre ses cheveux, les inspirations de son prochain EP. Il guetta un virage quelconque – personne ne pouvait se montrer si égoïste, elle finirait bien par prendre des nouvelles du gars qui s'était pointé chez elle exprès pour faire le ménage de sa porcherie – mais il ne vint jamais.

— Ça te va qu'on descende les poubelles en partant ?

— C'est très gentil, merci.

— On se voit dans deux semaines, même heure ? Il te faudra quelque chose ?

— Ça ira, mais merci, merci. Promis, je serai levée et je t'aurai fait des cookies !

Ils repartirent. Malik embarqua les sacs poubelles restés dans l'entrée. Clovis se tut le temps qu'il en finisse avec eux et qu'ils quittent l'immeuble.

— Tu vas bien ? Tu n'as pas ouvert la bouche.

— Qu'est-ce que c'est que cette merde ? Elle ne sort jamais de chez elle, cette fille ? Je... Je n'ai même pas les mots.

Malik sortit son paquet de cigarettes de la poche de sa veste et en fit jaillir un attendu petit boudin blanc et orange, qu'il happa du bout des lèvres.

— Cette merde, c'est une histoire plus courante qu'on pourrait croire. Des jeunes, surtout, qui se barricadent. Laissent tomber les relations sociales en direct, préfèrent fréquenter Internet que leur pâté de maison. Ça entraîne du laisser-aller. Alors on garde un œil dessus, on essaie de leur rappeler la lumière.

Son auto-fouille au corps lui permit de remettre la main sur son briquet égaré. Il enflamma le bout de la cigarette.

— Ouais ça te choque, ouais ça bouleverse tes valeurs, mais si on devait en rester là, à être choqué, on ferait quoi ? On les laisserait pourrir ? Le monde extérieur les repousse, c'est un fait. Je ne sais pas pourquoi. Je fais ce que je peux à mon niveau : je vais là où l'asso a repéré des gens, je suis sympa, et je les laisse croire pendant ne serait-ce qu'une heure de leur vie que dehors, c'est un endroit plutôt chouette quand on y réfléchit. Je ne suis pas seul, et on n'est pas assez nombreux. T'es pas obligé de me répondre tout de suite ; si je t'ai demandé de venir aujourd'hui, c'est pour te montrer le niveau. T'as déjà rencontré quelqu'un d'aussi inoffensif ?

Clovis rentra son menton dans son col.

La vie trop dure, le dehors trop triste ? La belle affaire. C'était dur pour tout le monde ; au nom de quoi aurait-il fallu assister les gens trop mous pour se lever d'eux-mêmes ? Leur briquer l'appartement, leur faire risette comme s'ils avaient quatre ans, pourquoi pas leur torcher le – Clovis se souvint que Malik avait nettoyé la salle de bain, et probablement mis un coup de brosse dans les toilettes.

Aucun moyen qu'il vienne aider une personne comme ça. Aucun !

S'il pouvait supporter de vivre, n'importe qui devrait y arriver.

La SolitudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant