La dope

24 5 3
                                    

Au cours de la réunion, Clovis constata avec stupéfaction que, cinq mois après son arrivée, il ne connaissait toujours pas le nom de l'apprenti du service. Il se repassa les prénoms de ses collègues pour s'assurer qu'il s'en rappelait toujours. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Il ne s'intéressait pas spécialement au jeune en formation, mais il aurait dû s'imprégner des quelques informations essentielles à son propos, ne serait-ce que par osmose.

Cette réalisation le laissa pensif dans son bureau. Puis il se remit au travail.

L'après-midi fila avec les dossiers complétés. Il n'avait pas décroché un mot, n'avait pas été dérangé, et s'était montré efficace. Pourquoi toute sa vie ne pouvait-elle pas se dérouler comme ça ? Libérée de la tyrannie de l'interaction sociale, concentrée sur des objectifs clairs.

Quelque chose n'allait pas chez lui. En toute honnêteté, sans égoïsme, très peu de gens parvenaient à éveiller son intérêt ; pourtant, la solitude le rattrapait s'il osait couper complètement les ponts avec le monde extérieur. Repoussé par la présence, hanté par l'absence.

Jimmy lui confirma que ce n'était pas le lot commun.

Ils buvaient des bières sur son balcon, attirés là par la façade incandescente de l'immeuble mitoyen où s'étalait le couchant. Une des voisines rentrait son linge. Jimmy s'informa :

— Du coup, tu me détestes ?

— Non. Je m'en fous.

Le soleil disparut.

— T'es dur à aider.

— Je sais.

— Tu veux bien que j'essaye un dernier truc ?

Clovis haussa les épaules.

Jimmy se pointa trois jours plus tard un flacon entre les doigts. Il fit glisser sur la table noire une galaxie de comprimés.

— Qu'est-ce que c'est que cette merde ?

*

L'ecstasy possédait des propriétés fascinantes. Mais, parce qu'on réalisait trop peu de tests contrôlés, parce que le produit commercial se trouvait souvent coupé avec ce qui traînait sous les meubles, et surtout parce qu'elle était frappée d'interdiction, on n'était tout à fait certain desquelles. Le laboratoire de Jimmy les étudiait avec attention.

— Le laboratoire ?

— Je suis ingénieur chimiste.

— Ah bon ?

— ... On se connaît depuis quatre ans, Clovis.

— Je ne voulais pas...

Bref. Ils synthétisaient de la MDMA pure et analysaient celle distribuée dans les raves, leurs collaborateurs biologistes repoussaient les limites mentales d'une armée de rats, et ils publiaient ensemble assez régulièrement pour que le patron du labo se soit fait un nom dans le domaine.

L'an dernier, deux de ses collègues étaient tombées sur un mélange fou. Elles avaient envoyé ça aux cobayes, puis avaient risqué leur propre peau, avec des résultats ayant donné envie aux camarades de tester eux-mêmes. Le produit dans sa formulation actuelle circulait sur le campus.

— Vous êtes cinglés.

— Nous sommes scientifiques.

— Et alors, ce truc, il fait quoi ?

L'ecstasy était réputée pour donner la sensation d'étendre ou d'affiner l'empathie. Cette coupe-là la générait ex-nihilo.

— Il crée une présence.

Clovis reprit une gorgée de bière.

— Et en quoi ça m'aiderait, quand bien même j'accepterais d'en prendre ?

— Ton problème c'est de sentir des absences, non ? Et ça se calme quand tu es avec quelqu'un ? Crée-toi une présence, et le tour est joué.

— Ce n'est pas si simple.

— OK, si tu le dis. Je propose, c'est tout.

Jimmy prit congé et repartit avec sa drogue.

La SolitudeWhere stories live. Discover now