L'ami

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C'était Jimmy, un ami qui ne connaissait pas Adeline, qui l'avait sorti de là. Il avait écouté avec attention tous les détails incohérents que Clovis était encore capable de formuler, mélange aigre de haine de lui-même et de report de tous les torts sur elle. Mi-analyste, mi-philosophe, mi-dealer, il modélisait la relativité de la morale en diagrammes de Venn fumeux et s'étalait sans prévenir en grands discours généralistes sur la vie et les choses. Sa conclusion sur l'affaire :

— Déjà, tu vas te calmer avec ta recherche de coupable, parce que personne n'est coupable. Une relation normale, pas bourreau à victime quoi, ça se mesure pas en bien et en mal, en faute et en réparation : ça se fait au résultat. Dans votre cas, la rupture, et, comme elle n'était pas à l'amiable, c'est un échec. On pourrait s'arrêter là, déclarer que vous êtes des perdants, chercher lequel était un petit peu plus un perdant que l'autre et lui faire porter le chapeau, mais ça n'aurait aucun intérêt. Une relation, c'est pas un meuble Ikea que t'achètes avec le plan tout prêt, que tu dois suivre de ton mieux avec ta moitié et qui vous fait paniquer s'il reste des vis à la fin ; c'est une espèce de pièce d'art contemporain chelou que vous construisez à deux avec des matériaux de récup', son pub préféré par-ci, ton film favori par-là, et par-dessus un truc que vous ne saviez même pas que ça existait la veille et que vous avez découvert tous les deux... C'est bâtir une vie qui change avec vous et qui continue de vous plaire jusqu'à ce que vous en ayez marre. Tout le monde peut monter un meuble Ikea et, à moins d'une haine tenace, on peut s'associer avec n'importe qui pour ça. Le coup de la sculpture, c'est plus subtil. Alors après, je dis pas, tu as des tas de couples qui sont persuadés d'être dans l'obligation de monter un meuble et qui, sans se coordonner, parviennent à monter la même putain d'étagère chiante et insipide toute leur vie. Même vous deux, vous étiez un peu chiants. Ça aurait presque pu marcher. Mais t'étais un type Ikea et c'était une meuf Alinéa, et même si vous pensiez être d'accord au début, vous vous êtes faits rattraper par la réalité et ça a cassé. Laisse ça derrière toi et dis-toi que la prochaine qui te donne ta chance, petit un tu referas pas la même erreur, petit deux tu t'offriras une relation plus riche et plus intéressante qu'une banale odyssée consumériste dans un magasin suédois. OK ?

Verbosité à part, Clovis trouvait du sens à tout ça. Assez de sens pour contrer la douleur de repasser dans les mêmes rues sans sa main dans la sienne. Adeline et lui ? Pas faits l'un pour l'autre ; point. De martyr confinant sa peine entre ses murs, il était redevenu simple individu casanier, bien certain de ne plus avoir besoin de qui que ce fût.

Son entreprise exigea qu'il prenne trois semaines de congé en août, puisque les bureaux fermaient au cours de cette période. Aucune envie de voyager, aucune envie de voir du monde : il planifia la peinture de son appartement, remise depuis trop longtemps. Lui, une caisse de Faro ambrée, un chargement de pots de dix litres de Voile de Brume monocouche dont il acceptait sans illusions qu'il en passerait minimum deux couches, et rien d'autre sur le chemin de son bonheur.

La première semaine, tout s'était bien passé.

À la fin de la deuxième, il commençait à trembler.

La troisième, il tentait désespérément de joindre une connaissance encore en ville, n'importe qui. Il ne trouva que Jimmy, resserrant ainsi un lien de connivence entre eux qu'il aurait préféré écarteler. C'était à lui qu'il avait balbutié, comme une espèce de détraqué mental, qu'il parlait à sa solitude et qu'elle lui répondait avec la voix d'Adeline.

Jimmy l'avait pris à la rigolade, avait organisé une fête le soir même et était venu l'aider le reste de la semaine. Son assistance concernait davantage la partie consommation de bières du projet que tout l'aspect peinture, mais Clovis n'était pas à ça près.

N'importe qui valait mieux que la solitude.

Tant pis si leur pièce d'art contemporain privée ne ressemblait à rien.

La SolitudeWhere stories live. Discover now