L'accueil de Trolly-Breuil

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Ruz n'avait pas imaginé leurs retrouvailles de cette façon. Il se sentait ridicule et regrettait son manque d'assurance, incapable même d'offrir en mains propres la robe féerique que Myrdhin lui avait confiée avec ces mots malicieux : « J'ai entendu dire qu'une jeune changeline réside à Trolly-Breuil, sous la protection du mage Morwan... Qui mieux qu'une fille de fée pourrait porter cette robe tissée par les dryades ? ». Le druide possédait un don pour comprendre les aspirations de Ruz. Sans doute avait-il deviné ce qui l'attirait – de façon magnétique – à Trolly-Breuil. Mais Ruz n'avait pas réussi à offrir la robe, se contentant de la déposer sur le coffre de la jeune fille, où elle avait dû la découvrir, puisqu'elle ne s'y trouvait plus.

Le comportement de Dérycée tourmentait Ruz, tandis qu'il la contemplait, endormie, à la lueur des premiers rais de lumière qui filtraient à travers le volet. « Je t'aimais bien en loup ». Cela signifiait-il qu'elle ne l'aimait pas en homme ? D'abord distante, puis enjouée, prévenante, presque câline, puis à nouveau éloignée, inquiète, mal à l'aise. Autant de réactions si différentes en l'espace de si peu de temps. Il ne comprenait pas, se perdait en conjectures. Le sommeil l'avait fui. Assis dans un angle du lit, à l'opposée de la jeune fille, il hésitait à se retransformer en loup. Cependant, il ne pouvait risquer de le faire devant elle. Même s'il n'avait pas beaucoup respecté les règles de Fendhel, il en était une que Nandreval leur avait martelée avec tant de force qu'elle s'était gravée en lui : pas de métamorphose en présence d'un humain non averti. Une règle essentielle à la survie des métamorphes, dont le non-respect pouvait entraîner des conséquences aussi fatales qu'une transformation guidée par la colère. Dérycée lui sauterait-elle au cou s'il revêtait sa fourrure de loup ? La tentation de vérifier le titillait. Il était néanmoins préférable de se plier aux règles de l'hospitalité : se présenter aux maîtres des lieux, ce qu'il ne pourrait pas réaliser sous forme de loup. Il patienta donc, anxieux mais heureux, attendant que la demi-fée rouvre les yeux. La maisonnée s'éveillait peu à peu : bruits de pas, appels lointains, rires et tintements de métal redonnaient vie à la demeure. La porte de la chambre s'entrouvrit. Ruz sursauta en découvrant le visage de Corusco, yeux écarquillés, fixés sur lui, la bouche arrondie de surprise. Avant qu'il ait pu réagir, le garçon referma la porte et ses pas s'éloignèrent dans l'escalier. Quelques minutes plus tard, la chambre fut envahie de mages aux yeux courroucés, intrigués, ou les deux à la fois.

Drôle de présentation, songea Ruz, qui essuyait un feu nourri de questions plus ou moins agressives : des « qui êtes-vous, jeune homme ? », aux « Que faites-vous dans la chambre de ma fille ? » ou encore : « Comment êtes-vous entré dans l'enceinte ? », « d'où venez-vous », et tant d'autres qu'il n'arrivait à répondre à aucune d'entre elles.

Dérycée, réveillée par le tapage, s'interposa pour essayer d'expliquer ce qui pouvait sembler, aux yeux des adultes, plutôt inconvenant. Le mage Morwan, mi-circonspect, mi-menaçant, ne s'apaisa que lorsque sa fille lui eut expliqué la présence de Ruz dans sa chambre. À travers les échanges, l'androloup comprit que le lit, chez les hommes, était un objet intime, chargé de symboliques fortes. Se trouver dans un lit qui ne nous appartenait pas semblait relever d'un manque de respect susceptible d'être interprété comme une offense. Ses lacunes en termes de coutumes humaines lui apparurent soudain plus profondes qu'un précipice. Peut-être valait-il mieux, finalement, retourner à sa forme de loup.

Alors qu'il se sentait harcelé, traité comme une bête féroce, Dérycée évoqua son sauvetage lors de l'incendie de l'ermitage. La tension s'apaisa aussitôt, comme par magie. À partir de ce moment, les visages changèrent, l'intérêt des mages aussi. D'étranger malvenu, il devenait un invité à qui on posait désormais des questions polies et respectueuses. La jeune fille lui offrit un clin d'œil amical qui lui réchauffa le cœur.

Ruz passa le reste de la journée avec Morwan, qui l'interrogea longuement, curieux de tout ce qu'il pouvait lui apprendre au sujet de Fendhel, de l'Arbre-songe et des androloups. L'histoire de l'assassinat de Nandreval suscita une vive indignation et beaucoup de questions de la part de son hôte. Ruz comprit que les deux mages se connaissaient, sans doute même avaient-ils été amis par le passé. Quand il évoqua la possibilité que le démon eût planifié la mort d'autres enchanteurs, Morwan parut soucieux. Il confia son invité aux soins de Dolfi et s'éloigna. Le jeune mage, à son tour, le pressa de questions, tout en lui présentant une partie des habitants qu'il ne connaissait qu'à travers ses visites animales.

— Tous, ici, savent que nous sommes des magiciens. Mais ne t'avise surtout pas d'en parler à quiconque en dehors de Trolly ; ni à quiconque ne ferait pas partie de la maisnie. Jamais.

Ruz acquiesça, saisi par le ton solennel du jeune homme. C'était le même genre de règle qu'appliquaient les androloups envers les humains : personne ne devait savoir qui ils étaient, en dehors de la meute. Pourtant, Ruz avait maintes fois enfreint le règlement, inconscient des dangers. Dolfi lui expliqua qu'une nouvelle religion, très regardante au sujet des anciens cultes, se répandait comme une maladie à la surface du monde, dans le sillage de l'Empire romain mourant. Certains prêtres du nouveau dieu avaient la réputation de persécuter druides et magiciens. Même si cela n'était jamais arrivé en Armorique, Morwan se méfiait, préférant couvrir Trolly-Breuil d'un voile de respectabilité factice.

— On t'a préparé une couche au niveau des combles du grand logis, annonça son ami en l'emmenant sous les toits. Et, ce soir, tu es convié au dernier banquet de Beltane. À cette occasion, Harlinetuiz produira un orchestre de Korrigans. Ça va être une fête rigolote, avec plein de cidre et de galettes.

Ruz était émerveillé. Les fêtes de Beltane, apprit-il, s'étalaient sur plusieurs jours et – surtout – plusieurs nuits. Durant cette période festive, les hommes ne vivaient plus au rythme du soleil, mais au rythme de leurs banquets et de leurs danses. C'était une parenthèse magique au milieu d'une vie réglée par les moissons. Beltane célébrait la fin de la longue nuit, le renouveau, le retour de la saison claire. Hommes et femmes, jeunes et vieux, s'adonnaient aux plaisirs de la chair, mangeant, buvant, chantant et dansant jusque bien après le coucher du soleil. Ruz en était ébahi, heureux de profiter de l'accueil des mages de Trolly-Breuil. Avec un pincement, il songea à Per, laissé aux soins de Myrdhin, le temps de soigner sa blessure. Son ami devait se contenter de brouter de l'herbe jusqu'à ce qu'il ait recouvré suffisamment de forces pour tenter une nouvelle métamorphose. Ce qui était en très bonne voie après les trois semaines de repos et de soins attentifs passées auprès du druide. Ruz espérait que, dès son retour, Per serait en mesure de l'accompagner à Trolly-Breuil. La forêt n'était pas un lieu sûr si la meute décidait de les pourchasser.

Pendant qu'il repensait à son ami, Dolfi lui présenta des vêtements propres et une paire de sandales pour protéger ses pieds.

— Tu seras plus présentable pour le banquet, fit-il en lui tapotant l'épaule.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupWhere stories live. Discover now