Le traître

506 97 26
                                    

La nuit résonnait d'appels et de jappements. Depuis le sommet de l'Arbre-songe, prisonnier de sa cellule, Ruz pouvait désormais entendre les crépitements de l'incendie. Il n'osait questionner Per, de l'autre côté de la porte, de peur de briser sa concentration. Enfin, après un temps qui lui parut interminable, un raclement lourd derrière le panneau de bois fit battre son cœur plus vite.

— Per ? Tu as réussi ?

Pour seule réponse, un hennissement lui répondit.

— Par les bois de Cernunnos... Per ?

Nouveau hennissement, suivi d'un renâclement. Un choc violent contre le panneau propulsa Ruz en arrière. L'instant d'après, la porte éclata en projetant une myriade d'échardes aux quatre coins de la pièce. Quelques coups de sabots parachevèrent le travail, faisant voler le chambranle et les montants. À travers la poussière de l'impact, Ruz put admirer la silhouette improbable d'un cheval dont l'œil luisant l'observait d'un air triste.

— Per ?

L'animal hocha la tête.

— Oh... Per ! C'est l'échec de transformation le plus incroyable que j'aie jamais vu. Une chance que tu ne te sois pas transformé en grenouille !

D'un coup de naseaux impatient, le cheval repoussa son ami.

— Mais, à quoi est-ce que tu as pensé en entrant dans la stase ?

Per secoua la tête et, sans attendre, se pencha pour livrer son encolure. Ruz comprit l'invitation et, agrippant une touffe de crin, se jeta sur le dos charpenté de Per. L'animal s'élança aussitôt sur la passerelle, d'où remontait le brasillement de lueurs mouvantes. Dérapant tout au long de sa descente, heurtant parfois les parois, Ruz accroché à sa crinière, Per filait à travers une atmosphère de plus en plus étouffante, crevant des barrages de fumée noire, hennissant à chaque fois qu'ils frôlaient une écharpe de feu. Plus ils descendaient, plus les flammes leur sifflaient aux oreilles un chant de mort et de désolation. Ruz avait l'impression de revivre le cauchemar de l'ermitage. Sous ses jambes, serrées à s'en déchirer les muscles, les flancs de Per libéraient toute la puissance de sa nouvelle incarnation. Rien ne pouvait stopper sa folle cavalcade, jusqu'à ce qu'ils atteignissent, au-delà d'un rideau de feu, la gueule béante de l'arbre. Ruz n'eut que le temps de serrer les dents. D'un coup de reins, Per les propulsa à l'extérieur, éparpillant devant lui plusieurs loups affolés.

Trop heureux de sentir l'air frais de la nuit, Ruz tapota l'encolure de son ami en riant nerveusement. Le cheval accéléra.

— Où tu vas ?

Illuminée par le halo de l'incendie, loin devant eux, la villa de Nandreval semblait dormir d'un sommeil irréel. Ruz se cramponna. Une chute à cette vitesse ne lui disait rien. Quand Per avala l'escalier de pierre d'un bond, glissant sur le marbre, Ruz ne put se retenir et acheva sa course en vol plané sur les dalles de l'entrée. Sonné, il se redressa, la bouche pleine de jurons retenus à grand-peine. Per secoua la tête en renâclant.

— Mais enfin, Per, qu'est-ce qui te prend ? Tu ne te rends pas compte de ta force !

La voix de Nandreval, forte et tempétueuse, reconnaissable malgré les murs de pierre, alerta l'androloup. Il avait oublié Korem et cette histoire d'étranger. Visiblement, Per possédait des informations, mais il était devenu impossible de communiquer avec lui.

Quelque chose ne collait pas. Que faisait leur maître dans la villa tandis que la meute affrontait un péril impossible à vaincre sans lui ? Invoquait-il un sortilège pour doucher les flammes ? Ruz fouilla le paysage nocturne en quête des Accomplis. Sous l'œil lunaire échappé d'un banc de nuages laiteux, les dômes scintillants des arbres dessinaient un océan de courbes en clair-obscur. Les androloups s'agitaient au pied de l'Arbre-songe, fines silhouettes impuissantes que tentaient d'organiser à grands cris le vieux Houarf, aidé d'Aenor. Dunyech, sous sa forme humaine, semblait interdit, son œil valide braqué dans la direction de la villa. Un coup de naseaux de Per poussa Ruz vers l'intérieur. D'abord hésitant, il avança en longeant les colonnades baignées de clair de lune. L'écho de voix indistinctes lui parvint depuis l'autre extrémité de la demeure. Sous cette forme humaine aux sens atrophiés, il lui était compliqué de comprendre qui parlait, mais la discussion semblait chargée de menaces et d'accents inquiétants. Jetant un œil par-dessus son épaule, Ruz décida de reprendre un aspect plus adapté à la situation. Désormais souverain de ses deux formes, il lui fallut à peine quelques instants pour retrouver son pelage et ses oreilles affûtées, laissant sa tunique d'homme à regret derrière lui.

Sur le qui-vive, il traversa en silence les couloirs enténébrés. Son flair lui révéla aussitôt trois présences, non loin. Korem faisait partie des trois, Nandreval aussi. Le troisième ne pouvait être que l'étranger : une signature olfactive inédite, mélange de sueur humaine, de vieux cuir, d'huile et d'acier. Une odeur de champ de bataille qui lui évoqua soudain des images effrayantes, réminiscences méconnaissables issues de la nuit des temps. D'où lui venaient ces échos de combats, faits de tambours, de hurlements, de tonnerre et de grondements ? L'ombre d'un souvenir subliminal frappa sa rétine : un géant brandissant une lance, des bois de cerfs plantés sur sa tête, son regard mystérieux encadré de tatouages entrelacés le traversant avec la dureté de l'acier.

Une série de sons gutturaux le ramena à la réalité. Forçant l'allure, il approcha de la chambre du maître. Les voix se détachaient désormais clairement :

— ... n'aimes pas ma sculpture de feu, maître Nandreval ? Considère-la comme une offrande, en remerciement pour ta participation à mon emprisonnement.

Ruz approcha encore. Une vague odeur de chanvre et d'acier, mêlée de remugles de sueur, le dérangeait. Korem se dissimulait quelque part en dehors de la pièce, et Nandreval n'en savait probablement rien. Persuadé qu'il ne pouvait rien en résulter de bon, Ruz s'éloigna de la chambre, dont l'entrée n'était protégée que par un simple rideau, et remonta la piste de son « mentor ».

— Voilà vingt ans que je me prépare à ton retour, Bélial. Je me suis même demandé si je ne devais pas prendre les devants : retourner à Trolly-Breuil et te faire sortir moi-même de ta geôle, afin de mieux t'y replonger... pour toujours.

— Quelle belle présomption, reprit la voix de l'inconnu. Tu oublies ce qu'il en a coûté à ton maître, à l'époque ? Gereg Mainmorte ?

Il y eut un silence.

— Tu vois, je n'ai rien oublié. Ma mémoire est aussi fraîche que si c'était hier. Et, en fait, pour moi, c'était hier ! Tandis que toi, tu as vieilli de vingt ans !

La piste de Korem longeait la chambre. Ruz perçut le grincement d'un boyau tendu, accompagné du craquement léger du bois plié. Il accéléra l'allure. La voix de Nandreval lui parvint à nouveau, étouffée par la distance.

— Très bien. L'Arbre-songe attendra bien un peu. Dans quoi souhaiterais-tu passer le reste de ton éternité ? Oh, ça !

Il y eut un raclement de porcelaine, suivi d'un petit rire de l'étranger.

— Très, très bon, le pot d'aisance. J'aime. J'aime beaucoup. Quel sens incroyable de la mise en scène ! Pour quelqu'un qui se terre au fin fond d'un domaine magique, dissimulé à l'écart du monde, je trouve que tu ne manques pas d'aplomb. Bravo ! Oh ! J'espère que... ce n'était pas de moi que tu comptais te cacher ici ?

Il y eut un flottement inquiétant, mais Ruz se concentrait sur sa tâche : débusquer Korem et s'assurer qu'il ne mettait pas en danger la vie de leur maître.

Au détour du couloir, une ouverture menait à un vestibule. Korem se terrait à l'intérieur, Ruz pouvait sentir sa tension à travers les effluves de sa peau.

— Alors, poursuivit l'étranger, avant qu'on en vienne aux mains, puisque – tu t'en doutes – je ne suis pas venu juste pour faire briller ton arbre ridicule, sache que tu ne seras que le premier d'une petite série. Regarde cette belle liste... que des anciens apprentis de Gereg ! Tu les connais tous...

— Autant d'anciens amis qui me remercieront prochainement, finissons-en...

Un sifflement strident, suivi d'un claquement, interrompit son verbiage. Puis, ce fut un déchaînement de grognements, injonctions en langue ancienne et éclairs lumineux. Ruz déboucha dans le vestibule éclaboussé de rais de lumière. Korem se tenait bien là, tapi dans l'ombre, son arc s'étirant en craquant tandis qu'il pointait une flèche en fermant un œil, concentré sur sa cible. Au-delà d'un rideau à demi tiré, la silhouette de Nandreval, de dos, levait les bras en libérant un faisceau d'arcs électriques sur un homme prostré au sol.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant