2 - Un plan parfait

Depuis le début
                                    

Quelques jours après l'incident « Mémé », un tract sympa trouvait le chemin des boîtes aux lettres du quartier. Une imprimante du bahut pour l'édition, la mention « toute similitude avec une personne connue... n'est pas totalement fortuite » et une discrète virée de nuit par le toit de la véranda... Le tour était joué et l'affreux maté ! Je me marre encore aux commentaires de Picasso Trombine (vous visualisez j'espère ?), choquée de la dénonciation mais pas du contenu... et des paroles tranquilles de mon père.

- Le propriétaire peut porter plainte mais s'il s'avère que l'histoire est vraie, il n'aura plus qu'à vendre son commerce.

Œil de Morue n'a rien répliqué et piqué du nez dans son assiette. Comme ce soir d'ailleurs. Vous attendez avec impatience la réaction de mon père à la gifle. Voilà, je vous la sers toute chaude.

De retour dans ma chambre après avoir claqué la porte, vous vous rappelez ? Les pneus de la voiture paternelle crissent en douceur sur le gravier de l'allée. Pour m'assurer que la trace sur ma joue se remarque, j'effectue une vérification dans le miroir. Cette trace rouge..., pas la faute de Peinture-ambulante , n'exagérons pas, mais le résultat de quelques pincements répétés. Et un dernier pour la route ! Je gagne le pallier. En temps normal, mon père passe la porte et un troupeau de buffles dévale l'escalier pour lui sauter au cou. Oui, grave atteinte du « complex father », traduction : « j'adore mon père, je le porte aux nues et je montre les dents à toute femelle qui veut se l'accaparer ». Ce monsieur est séduisant, gentil, super cultivé, intelligent bien sûr et capable de jouer à Lol (league of legend) jusqu'à deux heures du mat avec moi, mais le samedi soir seulement ! Elfe de Maison, bien sûr, ça la rend dingue.

Pas le genre de détail que je raconte aux nanas de la bande, le fait de jouer à des jeux en ligne avec son paternel. La plupart ne discutent jamais avec leurs géniteurs ! Le mien n'est pas du genre papa gâteau mais il ne me traite pas comme une gosse débile et irresponsable. Bon, il ne sait pas tout de ce que je trame non plus... j'ai dans l'idée qu'en dehors des cas où je prends des risques, et oui ça m'arrive et des vrais..., il trouverait les choses marrantes. Mais si je commence à causer, il pourrait combler les blancs. Trop risqué. Un coup à me retrouver cadenassée dans ma chambre et interdite de sortie jusqu'à mes quatre-vingt dix ans !

Les yeux braqués sur mes pantoufles, je descends les escaliers sans enthousiasme et me limite à un petit sourire de bienvenue. Froncement de sourcils de l'arrivant qui me dévisage. Depuis que je suis toute petite, je lui saute au cou dès qu'il franchit la porte. Pas facile quand j'étais « rase moquette ». Du bout des doigts, il effleure ma joue. Avec un teint blême comme le mien, une pancarte et une flèche indiquant « regarde c'est là où elle m'a cognée » serait moins efficace. Ses doigts glissent sur ma peau, il ne pose pas de question et patiente. Mon père est comme ça. Jamais de pression, il attend que je sois prête. Je lui sers une petite grimace désolée, elle marche à tous les coups celle-là. Vous avez déjà vu ces mangas où le personnage qui joue de vilains tours se retrouve avec de petites ailes démoniaques dans le dos et une queue fourchue qui frétille ? Et bien là, tout pareil !

- Je suis arrivée en retard. Je suis passée à la bibliothèque rendre des livres, il y avait une expo de sculptures modernes, c'était le dernier jour. Et je n'ai pas vu le temps passer. Je n'ai pas pu prévenir avant... Ségolène s'est inquiétée.

La sculpture moderne, je ne comprends pas grand chose à ses formes étranges. Je n'ai pas l'œil artistique. Mais lui, oui. L'emprunt des bouquins, ça fait une excuse. Parfois, je les ouvre. Et bien entendu, l'expo existe et elle se termine aujourd'hui. Une des girls, photographe amateur, a photographié les pièces exposées et je peux décrire ces horreurs les yeux fermés. La bibliothèque, proche du collège, un choix stratégique : un lieu que ne fréquente pas Dorade Peinte.

Son petit nom, Ségolène, je n'ai rien dit à ce sujet. Ses origines bretonnes et par conséquent des vacances tous les étés en Bretagne. Encore heureux avec des activités sympathiques à voir et à faire, le temps passe vite sinon je crèverais de déracinement et d'ennui. Sans parler du temps, toujours variable. Bon là j'exagère un peu mais tout ce qui vient d'elle, je ne veux que le démolir. Vous connaissez des ados qui ne sont pas entiers dans ce qu'ils aiment et ce qu'ils détestent ? Avec moi, c'est la guerre totale mais tout en camouflage, en batailles souterraines. Je travaille dans l'usure.

Mon père m'a souri sans un mot. Aucun sentiment de honte, je suis juste la fille unique dans toute sa splendeur et j'assume. Et les mensonges envers son gentil papa... Je vous vois venir : je ne suis pas une sainte, je joue avec l'équipe d'en face ! Les vilains, les méchants, les petits démons !

- Va aider Ségo à mettre la table. 

Le couperet ne tombe pas encore mais la chute est imminente. Léger frisson d'excitation intérieure qui descend jusque dans les orteils... Comme chaque fois que le résultat de mes petits plans diaboliques s'annonce.

La voilà qui me regarde, lèvres pincées, outrée de ce qu'elle vient d'entendre et incapable d'admettre un malentendu. J'entre dans la cuisine. Les éléments en pin blond ont été remplacés par une cuisine vintage « dernier cri » qui me débecte. Je me lave les mains puis j'installe le couvert. Mocheté-cubique, rapport au cubisme en peinture, rejoint mon père dans la salle de bain. Je les entends discuter. Je surprends les mots.

- Je ne veux pas de violence, Ségo. Agathe n'est pas si difficile !

Le reste de la conversation ne me parvient pas, dommage. Tout ça dit sans hausser la voix, je me demande si ça n'est pas pire que s'il hurlait à pleins poumons ? La voilà qui rapplique et qui évite de me regarder. Mon père me sourit. Vous vous dites : « et c'est tout ? ». Attendez !

Au milieu du repas, mon père balance.

- Agathe, Samedi après-midi, nous irons te choisir un portable. Tu pourras prévenir si tu risques d'être en retard. Tu as quinze ans, tu es en âge de posséder un i-phone.

J'ai le triomphe modeste et ne laisse rien deviner à l'extérieur, mais à l'intérieur c'est la fête, la danse de la victoire du sol au plafond. Ségo serre les mâchoires. Elle refuse que je possède mon téléphone depuis plus de deux ans ! Au début, je m'en fichais... Mais aujourd'hui, pour une ado, c'est indispensable. Et puis c'est important que je sois en contact avec la bande. J'ai bien un vieux Nokia à carte, refilé en douce par le cousin Théo, oui celui des films d'horreur, et planqué avec soin. Le phone, pas le cousin. Mais ça commençait à faire limite sérieux. Question de prestige. Et les articles "tombés du camion", je ne suis pas pour, sans parler que j'aurais à financer mon abonnement et, grâce à qui vous savez, mon argent de poche fait à peine le mois. Bières, cigarettes, pastilles de menthe, déo, biscuits, recharge d'unités pour mon vieux portable, le budget est serré. Au moins je saurai gérer plus tard.

Opération I-phone terminée, l'objet du délit sera bientôt en ma possession. Succès sur toute la ligne et la mine révoltée d'Iguane Peinturlurée en cadeau.


Les Tribulations d'AgatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant