xx La mer Intérieure xx

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Le lendemain peu après le lever du soleil j'amenai mes affaires à bord. Elles tenaient dans un seul sac. Nous appareillâmes en suivant.

Pendant mes premières heures à bord, j'avais l'agilité et la délicatesse d'un ours. Un vrai cauchemar ... Je ne connaissais pas encore l'équipage et je n'avais pas mes marques, surtout comparé à Karia et Ilunber. Bien que l'espace sur le pont fût encombré ils effectuaient les manœuvres sans jamais se gêner. Ils suivaient un ballet parfaitement réglé, résultat des nombreuses campagnes faites ensemble. Karia remarqua mon embarras. Mi amusée, elle prit les choses en mains.

- Ici c'est la place d'Erregina, et là celle de Gurutz » Elle désignait du doigt des emplacements sur le pont.

- Et enfin, ici c'est celle d'Ilunber, et là, la mienne. Tu peux t'installer partout ailleurs où tu le désires. Par exemple cette place est disponible, elle n'a pas été occupée depuis un bon bout de temps ; celle-là aussi. ». J'en choisis une au hasard.

Cela m'avait toujours plus : cette façon de camper sur le pont, de vivre en commun dans un espace aussi réduit, tout en se ménageant un coin à soi. Cela faisait partie du mode de vie de tout équipage sur un poudrier, et d'une certaine manière en faisait aussi le charme. Seul notre capitaine jouissait d'une cabine fermée située à la poupe. Cependant personne ne lui enviait ce privilège. En effet cela tenait plus de l'exil pour lui et était un gage de relative tranquillité pour nous. Il était peut-être le maître du navire mais le pont restait notre territoire.

Le premier jour de traversée fut un jour d'observation. De toute manière je n'avais rien à faire avant que la première île ne soit approchée. J'en profitais donc pour mieux faire connaissance avec Ilunber et Karia.

Ilunber accepta de me faire visiter la calle, même si je n'aurai pas de raison particulière d'y aller par la suite. Nous descendîmes dans les entrailles du navire. C'était son domaine. Il était pour l'instant vide de toute trace poudre.

- Voici les caisses où on stocke la poudre ». De la taille d'un homme et soigneusement empilées, elles étaient disposées de part et d'autre de l'allée centrale.

- En vérité, seules celles du fond contiendront la poudre, toutes les autres sont pour le matériel de transformation et les réactifs. Plus le produit stocké est pur mieux il se conserve, d'où la nécessité de soigner la transformation avant le conditionnement.

Il poursuivit :

- Là haut, la première toile, puis la seconde ». De la main il m'indiquait les toiles graissées et roulées autour de leurs axes de bois, juste au dessus de nos têtes, sous le pont.

- ... Pour l'instant elles sont pliées et les auvents sont ouverts. On aère autant qu'on peut. Mais dès qu'on commencera à stocker elles seront baissées. Pas une goutte de pluie, pas un embrun et pas un souffle ne rentrera ici.

Il avait prononcé cette dernière phrase avec le plus extrême sérieux. Et je préférais cela parce que si l'idée de voir notre cargaison pourrir à cause de l'humidité ne m'enchantait guère, ce n'était rien face à ce qui se passerait si des vapeurs se dégageaient. En effet on ne comptait plus les navires perdus à cause d'un problème de conservation. Que leur était-il arrivé? Personne ne le savait exactement, mais tous connaissaient les grandes lignes de ce qui avait du se passer : Pour une raison ou une autre, de l'eau de mer était entrée en contact avec la poudre stockées et de la vapeur s'était dégagée de la réaction ainsi déclenchée. Une infime quantité de poudre aidait à préparer les potions et remèdes les plus efficaces, même contre les pires douleurs. Une dose légèrement supérieure décuplait les forces des soldats sur les champs de bataille et les rendait insensibles aux blessures. Augmentée encore un peu, cela procurait les rêves les plus improbables. Trois excellentes raisons pour expliquer son prix. A haute dose par contre, c'était un aller simple pour la folie, sans espoir de retour. De la plus noire, qui amenait à mettre fin à ses jours, à la plus violente qui conduisait l'équipage le plus soudé au carnage. Aussi personne ne tenait à savoir exactement ce qui s'était passé dans le cas particulier de tel ou tel navire. Mais ce qui était certain, c'est qu'aucun n'avait jamais été retrouvé. En tout cas jamais avec un équipage en vie.

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