Chapitre 5

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A une époque, les Canaux étaient un quartier bien plus en vue de Valcène. Ses marchés aux étals parés des plus belles marchandises venues du monde entier par le port tout proche attiraient des foules de curieux. Pour surveiller tout ce monde, un préfet du Prince s'était installé dans une belle tour de pierre solide, de laquelle il dirigeait la garnison maintenant l'ordre à des kilomètres à la ronde. Mais l'ambition du préfet avait été un peu trop grande, il avait oublié que les Canaux étaient une zone partiellement gagnée sur la mer, construite parfois sur pilotis, dont les sous-sols étaient rongés par l'eau salée. Il y avait une raison pour laquelle, traditionnellement, les maisons du coin ne faisaient pas plus de trois étages et n'avaient qu'une partie en pierre, le reste étant en matériaux plus légers. Le sol sous la tour finit par s'affaisser au point qu'une bonne partie de la construction glissa sous les flots. Seule une demi-douzaine de mètres dépassaient encore du terrain craquelé que personne n'avait jamais songé à réparer. La place entourant la tour était vite devenue très instable et peu de gens s'y aventuraient, de peur d'être emporté dans les caves inondées et de ne pas retrouver de chemin vers la surface. Cela avait été le début du déclin des Canaux. Le préfet s'en était sorti de justesse, mais ne remit plus jamais les pieds dans le quartier, criant au complot et à la tentative d'assassinat, et dénonçant au Prince lui-même les viles intentions qu'il avait décelées dans les habitants du coin.


Aldevère observa une dernière fois les environs depuis sa planque au coin de l'une des ruelles débouchant sur la place. Devant lui, de longs mètres de terrain crevassé, de pavés démis, de fentes laissant s'écouler une eau brune, de flaques dont la profondeur était impossible à estimer. Au centre, émergeant d'un trou, les restes de la Tour Inondée. Gogrard devait être aux abois pour se réfugier là. Mais au moins l'endroit était facile à défendre et il pouvait voir de loin toute personne tentant de s'approcher. De temps en temps, des gangs prenaient possession de la Tour le temps d'un affrontement temporaire avec d'autres bandes, afin de s'assurer une position défensive certaine. Mais l'instabilité du lieu le rendait dangereux. Et certaines rumeurs couraient au sujet des âmes des gens morts pendant l'affaissement qui hanteraient les lieux ; Aldevère ne croyait pas à ces conneries mystiques, mais il savait que le sol trompeur de la place pouvait attirer les malchanceux dans des flots peu accueillants. La lueur du jour naissant nimbait l'endroit d'une clarté jaune.


Le détective quitta l'abri de la ruelle et s'avança lentement sur la place. Il cherchait du regard les failles dans le sol qui le feraient glisser sous les flots. Il avançait d'un pied prudent et léger. Aldevère se concentrait sur sa marche, sachant que Rapinse montait la garde depuis un toit tout proche et préviendrait toute attaque. Il savait aussi que Gogrard devait maintenant être au courant de son arrivée. Les minutes furent longues pour arriver à la partie émergée de la tour. Une silhouette se montra dans l'encadrement d'une haute fenêtre à arcade, un homme avec une longue dague à la main qui lui fit signe d'approcher. Aldevère se plia pour entrer par l'ouverture.


Gogrard était assis à même le sol dans un coin de la pièce. Son crâne pâle parsemé de quelques cheveux blonds était partiellement recouvert d'un bandage frais marqué de rouge, et ses yeux étaient encore plus cernés que d'habitude. L'homme qui avait fait entrer le détective lui prit la lame pendue à sa ceinture ; Aldevère se laissa faire. Il y avait en plus un autre homme de main dans la pièce, solidement campé près des fenêtres pour observer l'extérieur. Aldevère s'approcha de Gogrard.


" - Dans quoi tu m'as attiré, Alde?

- J'en sais rien, Gogrard. J'avais pas prévu un tel merdier. je te promets que j'en savais rien quand je suis venu te voir. Qu'est-ce qui s'est passé?

Les Chroniques de Valcène, Tome 1 - Les demoiselles perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant