Laissant Alceste méditer sur ces paroles, Miss Wesley prit congé, ne laissant que silence et questions derrière elle. Il sortit son carnet de notes et se remémora sa première rencontre avec lord Canterbury, à la réception du Grand Hôtel Frascati, deux jours auparavant. Avait-il catalogué le personnage trop rapidement ? S'était-il laissé influencer par ses grands airs et les reproches de la petite Anglaise aux cheveux courts ? Ou bien miss Wesley laissait-elle libre cours à son imagination pour pimenter son voyage solitaire ?

Agacé par le vagabondage de son esprit, Alceste rangea son carnet et sortit ses notes de thèse. Il savait que cette histoire de fiançailles était une parfaite excuse pour remettre son travail à plus tard. Cela devait cesser.

***

« Ce voyage me semble une suite de déjeuners et de dîners qui n'en finissent pas.
— Vous oubliez l'heure du thé, mademoiselle Lockhart, répondit Alceste, qui venait de prendre place pour le dîner.
— Je vois que vous appréciez votre séjour sur ce paquebot autant que moi, rit la jeune Anglaise. Puisque l'heure est aux discussions courtoises, puis-je vous demander ce qui vous amène à New York, M. Allaire ?
— Mais, mes recherches bien sûr. Voyez, je suis en train de rédiger une thèse sur la psychologie de certains tueurs. Je pense que l'on peut isoler des caractéristiques communes, déchiffrer leur comportement afin de les appréhender plus facilement. Voyez, nombre d'entre eux sont extrêmement intelligents, et se fondent parfaitement dans la masse. Une simple série d'interrogatoires ne suffit pas à les percer à jour. Dans certains cas, le coupable s'est avéré être l'un des premiers suspects que la police a écarté ! Mon postulat se base sur l'étude du profil psychologique du meurtrier à partir des données du crime. Une fois ce profil établi, et seulement à ce moment-là, la police pourrait rassembler les détails personnels des suspects potentiels et chercher les similitudes. N'est-ce pas fascinant ? »
Regardant les lumières du plafond d'un air absent, Lynn but une gorgée de Champagne. L'ennuyait-il déjà ? Alceste fronça les sourcils.
« Et vous, miss Lockhart ? Ne seriez-vous pas à bord de ce paquebot précisément parce que votre lord Castle-Berry s'y trouve ? piqua-t-il sèchement.
— Vos études du comportement humain ne comprennent pas de volet pratique, je suppose ? répondit-elle avec un large sourire. Pour quelle raison aurais-je suivi cet odieux personnage pendant un voyage de six jours ?
— Et pourquoi avez-vous embarqué au Havre et non à Plymouth ? N'êtes-vous pas sujet de la Couronne ?
— J'habite Paris. Vous avez rencontré Johanna Wesley. Vous trompez l'ennui en spéculant avec elle sur les rumeurs de testament de la famille Canterbury. N'avez-vous pas une thèse à écrire ?
Lynn regardait Alceste d'un air amusé.
— Mais pas du tout. Comment appeliez-vous cela ? Une discussion courtoise ? répliqua Alceste.
— Vous avez une définition intéressante de la courtoisie, M. Allaire. Mais vous avez rendu cet échange fort passionnant. Avez-vous défini une liste de prétendantes à bord ? Ou bien suis-je la première candidate ? »

Alceste s'apprêtait à répondre lorsque la conversation fut interrompue par l'arrivée des autres convives. Marie Tullier, la jeune blonde impétueuse, prit place aux côtés de Lynn Lockhart et entama une conversation. L'industriel Charles Tullier et son associé Henri Mercier encadraient Alceste.

Quelques minutes plus tard, lord Alastair Canterbury compléta la table avec Robert Carlisle, qui se présenta à l'assemblée comme conseiller financier de la famille Canterbury. Avec de tels convives, le dîner promettait d'être mémorable. Alceste se surprit à apprécier la situation : il avait hâte d'observer les réactions de chacun. Marie Tullier arborait un large sourire en direction de lord Alastair, tandis que Lynn Lockhart forçait toute son attention vers la discussion qui animait les autres convives.

« Le groupe Tullier semble avoir le vent en poupe, Monsieur, commença miss Lockhart. J'ai entendu que vous aviez obtenu un contrat de taille pour la construction de lignes de train électriques dans le sud de la France ?
— En effet, répondit M. Tullier, surpris. Vous semblez fort bien informée, mademoiselle.
— Certains titres ont pris de la valeur en conséquence, sourit-elle.
— En voilà une surprise ! s'exclama Tullier. Une dame au fait de la spéculation boursière. En effet, notre compagnie de sidérurgie vient de décrocher le contrat, nous allons fournir le matériel ferroviaire nécessaire pour moderniser les lignes le long de la Côte d'Azur.
— Le train électrique, ponctua Henri Mercier, son jeune associé. Voilà la modernité. Ne vivons-nous pas une époque merveilleuse ? ajouta-t-il, paumes de mains vers le ciel.
— Ce paquebot est exceptionnel, en effet, convint M. Carlisle.
— Les compagnies de transport ont le vent en poupe de nos jours, renchérit Tullier. Notre civilisation étend ses ailes, l'internationalisation est en marche. N'est-ce pas là un excellent secteur dans lequel investir ? lança-t-il d'un clin d'œil à miss Lockhart. Enfin, à condition d'en savoir suffisamment sur les relations entre les acteurs du secteur, n'est-ce pas, mylord ? Sinon, l'on pourrait se retrouver à miser sur le mauvais candidat.
— Plaît-il ?
Lord Canterbury s'extirpa de sa conversation avec Marie Tullier.
— L'agneau n'est-il pas fameux ? s'interposa Robert Carlisle.
— Peu importe l'agneau, Robert, balaya Alastair Canterbury. Je sélectionne mes placements de la façon la plus pointue qui soit, M. Tullier. Pensez-vous que je serais ici avec vous, en première classe de la Rue de la Paix de l'Atlantique, si ce n'était pas le cas ? Vous devriez peut-être miser sur un sujet de conversation que vous maîtrisez, lorsque vous dînez en telle compagnie. »

Le lord Britannique jeta un regard furtif en direction de miss Lockhart, qui regardait les deux convives en silence. Après une courte pause gênée, la conversation reprit autour de l'éloge de l'Île de France et de ses aménagements modernes et luxueux.

***

« Vous voyez, M. Allaire, c'est précisément ce genre d'attitude que je trouve tout à fait insupportable, expliqua miss Lockhart autour d'un thé, quelques heures plus tard.
Les convives s'étaient dispersés vers leurs occupations de seconde partie de soirée. La plupart des hommes s'étaient réunis au fumoir, certaines femmes avaient pris congé ou rejoint leurs amies pour une partie de cartes. Alceste se trouvait seul en compagnie de Lynn Lockhart, la jeune Anglaise aux cheveux courts.
— Faites-vous allusion à l'échange entre lord Canterbury et Charles Tullier, mademoiselle ?
— Tout à fait. Et je fais le lien avec notre discussion courtoise de début de soirée, M. Allaire. Je ne suis pas sur ce paquebot afin de présenter ma main à ce freluquet. Par ailleurs, il ne manque pas de demoiselles à son service. Ne vous inquiétez pas, vous avez de quoi occuper le reste de votre séjour.
Elle jeta un œil à la table de Marie Tullier, affairée à une partie de cartes un peu plus loin. Alceste soupira.
— Certes, votre manque d'estime pour lord Canterbury m'est apparu de manière évidente au cours de ce dîner, miss Lockhart.
— Il serait bien plus digne et courageux de sa part d'admettre son mauvais placement, plutôt que d'attaquer M. Tullier de la sorte, expliqua Lynn. Les titres du groupe concurrent, celui qui a raté le contrat de modernisation des lignes de côte d'Azur, ont perdu une valeur significative ces dernières semaines. Il se rend ridicule à nier ainsi ce que toute personne un tant soit peu informée sait pertinemment.
— Vous êtes donc réellement au fait dans ce domaine, mademoiselle ? Je suis impressionné.
— Parce que je suis une femme ? J'ai repris l'affaire de mon père à sa mort, je me dois d'être à la page sur ces sujets pour remplir mon rôle de dirigeante d'entreprise au mieux. Si lord Canterbury veut être estimé en société, il devrait faire de même.
— Cela dit, il connaît certainement ses propres placements mieux que M. Tullier. Je suis étonné que M. Carlisle, son conseiller financier, ne soit pas intervenu.
— Peu importe la situation des placements de l'un ou de l'autre, M. Allaire. Il s'agissait de faire le coq. Je suppose que M. Carlisle ne souhaitait pas rentrer dans ce jeu-là. Je n'approuverais pas non plus, à sa place.
— En tout cas, le dîner fut intéressant, sourit Alceste. Je préfère manger seul, mais j'avoue que cet échange était passionnant. Il en dit long sur la personnalité de chacun.
— Avez-vous établi notre profil psychologique, M. Allaire ? rebondit Lynn Lockhart avec un large sourire.
— Nullement, ce ne serait pas correct. Après tout, ceci n'est pas une enquête criminelle.
— Sur ce, je vais vous laisser. Je pense que cette discussion courtoise a fait son office, je vais me retirer.
— Bonne nuit, mademoiselle. »

Assis à une table en retrait, Alceste sirota un Brandy en observant une table de joueurs de bridge : le couple fraternel, Adèle Montrouge et Pierre Delcourt, étaient assis en compagnie de Marie Tullier et de l'associé de M. Tullier, dont le nom échappait à Alceste. Les quatre joueurs se jaugeaient avec prudence. L'associé semblait contraint de participer à cette partie de cartes. Pierre Delcourt, digestif à la main, agissait en maître de maison avec sa sœur, et Adèle restait en retrait. Alceste s'attarda quelques minutes avant de se lever de table. Après tout, il serait peut-être intéressant de s'exercer à établir le profil psychologique des passagers, pensa-t-il en retournant à sa cabine. Cela n'était incorrect que s'il était découvert.

L'opportunité se présenta moins d'une demi-heure plus tard. Lassé d'attendre le verre d'eau qu'il avait demandé au personnel de bord, il décida de partir le chercher lui-même et fut intrigué par des éclats de voix venant du petit salon. Était-ce les joueurs de cartes, pouvaient-ils encore y être à cette heure-ci ? Alceste consulta sa montre à gousset. Vingt-trois heures trente. Il observa le frère Français, M. Delcourt, se diriger vers sa cabine. La partie de cartes était donc tout juste terminée. Peut-être la table comprenait-elle un mauvais perdant.

Alceste regretta de s'être retiré si tôt. Lorsqu'il passa au petit salon sur le chemin du retour vers sa cabine, la pièce était vide. Il repartit, carafe d'eau en main. Il fronça le nez, le bien surnommé Rue de la Paix de l'Atlantique gagnerait à améliorer son service. Les cabines devraient être pourvues en eau, et même si ce n'était pas le cas, le personnel devrait être plus prompt à répondre aux besoins de leurs passagers. Il n'était probablement pas le seul à le penser, songea Alceste en apercevant la belle Française, Adèle Montrouge, quitter sa cabine au moment où il regagnait sa propre suite.



Meurtre à l'AncienneWhere stories live. Discover now