— Je... je vous interdis de m'appeler de cette façon.

Ma voix n'est qu'un murmure, un filet écorché. Julian penche la tête, l'air perplexe.

— Et pourquoi donc ?
J'inspire profondément.

Il faut que je garde mon sang-froid, que je reste professionnelle.

— Parce que ça relève de la vie privée tout simplement ! Et ma vie privée ne vous concerne pas, Julian. Est-ce bien clair ?

Mais loin d'être impressionnée, la bête se révèle tenace.

— Allons, il y a bien quelque chose d'autre pour vous crisper de la sorte ! Personne ne réagit avec autant de colère pour un simple surnom, surtout quand il vous va à ravir, Allie.

Cette fois, c'en est plus que ce que je ne peux contenir ! La violente réminiscence de mon passé me frappe de plein fouet. Les souvenirs me basculent dans une autre dimension, les flashs m'envahissent. Je perds définitivement le contrôle. Une silhouette sombre se dessine à l'autre bout du couloir lugubre et je jurerais qu'elle se trouve là, avec nous. Les épaules larges, tête haute, elle avance vers la petite fille de mon passé, celle que je veux tant oublier. Julian disparait, l'hôpital aussi. Ne restent que notre vieille maison, ma chambre d'enfant et ses pas rapides, lourds, qui résonnent autour de moi.

Il approche si vite... Je protège mes oreilles et me recroqueville contre le mur, yeux fermés. Je ne peux pas m'enfuir, je n'ai pas d'autre choix que celui de subir sa colère. Personne ne me viendra en aide. Le plancher craque, vibre, s'enfonce sous son poids. Il est bientôt là. Je sens son souffle au-dessus de ma tête, le ronflement de sa poitrine penchée sur moi et ses grosses mains claquer dans l'air. Puis c'est le noir. Profond, total, assourdissant.

— Hey, tout va bien ?

La même voix qui m'a surprise quelques minutes plus tôt me ramène à la réalité. Julian est accroupi devant moi, les paumes posées de part et d'autre de ma tête. Il ne me touche pas, il semble même... inquiet. Je cligne des yeux. Rien dans cette vision n'était réel mais je suis bel et bien assise par terre, roulée en boule comme une petite chose apeurée. Mince... Ces flashs n'étaient pas revenus me hanter depuis bien longtemps. L'agression m'a rendue fragile et voilà l'état dans lequel je me trouve aujourd'hui ! Par sa faute.

— Reculez, Julian !

— Je ne vais pas vous agresser aujourd'hui Allie, dit-il en dégageant une mèche de mon front. Je ne voulais pas vous effrayer, je vous le promets.

De près, son visage me confirme ma dernière impression : il est superbe, mais je suis prête à parier qu'il va me causer une panoplie de problèmes que je ne soupçonne même pas à l'heure qu'il est. Ses yeux clairs, dont le centre illuminé d'une teinte ocre me fascine, se dévoilent et se révèlent bien plus perçants que je ne l'imaginais. La brèche que je viens de lui laisser entrapercevoir me rend vulnérable. Et c'est un avantage considérable que je refuse de lui céder !

— S'il vous plait, reculez maintenant.

— Quel âge avez-vous, Allie ?

— Cessez de m'appeler comme ça ou je vous jure que...

— Que quoi ? Comment comptez-vous interdire qu'un simple mot sorte de ma bouche ? Je ne sais pas ce qui vous remue autant mais je doute que fuir soit la bonne solution. On ne vous a jamais parlé de thérapie comportementale pendant vos études ?

Les bras m'en tombent. Le voilà qui déballe son savoir, maintenant !

— Le principe de cette méthode, poursuit-il l'air de rien, c'est d'exposer la personne au stimulus anxiogène pour diminuer progressivement sa réponse. Puisque c'est moi qui vous inquiète tant, je pourrais donc être votre thérapie ! Qu'en pensez-vous, Allie ?

Il ponctue sa tirade d'un large sourire, fier de son effet.
Bon, il est temps de faire du tri dans tout ce foutoir. Je me fiche de savoir comment il sait tout ça ni même ce qu'il cherche à provoquer. Entre les souvenirs que ce surnom m'évoque et notre proximité dérangeante, c'est la colère qui gagne finalement le terrain. Il faut qu'il parte !

— Et sinon, c'était bien l'isolement ?

Ses yeux s'écarquillent. Ma voix aiguisée claque dans le silence du couloir. Sa bouche s'entrouvre légèrement, mais le sourire narquois bien accroché, lui, ne disparait toujours pas.

— Je rêve où vous venez de m'envoyer une pique ?

Je me relève tout de go, le déséquilibrant par mon geste.

— Retournez à votre activité je vous prie, Julian !

— Non, mais dites-moi Allie, c'était bien une pique ?

Il ricane et se relève à son tour.

— Incroyable, notre relation vient de passer une nouvelle étape ! Nous sommes enfin quittes maintenant.

Je le fusille du regard, à deux doigts de lui bondir dessus pour l'agresser à mon tour.

— Comment pouvez-vous ramener cette petite pique à une véritable prise d'otage ? Vous êtes complètement siphonné ma parole ! Bon sang, je n'arrive pas à croire que nous ayons cette conversation...

Pour la deuxième fois en peu de temps, les limites de mon travail ont été franchies. Ce type a le chic pour me faire sortir de mes gonds et tout mon professionnalisme vole en éclats. À chaque fois !

— Tout de suite les grands mots ! Si j'avais voulu vous faire du mal, croyez bien que je l'aurais déjà fait. Et si vous étiez traumatisée par ma petite scène de l'autre jour, vous ne seriez pas seule dans ce couloir ma jolie. Vous n'êtes pas mon infirmière rappelez-vous, je suis libre de mes allées et venues. J'ai tout mon temps.

D'un murmure, il ajoute en se penchant vers moi :

— Et croyez bien que je vais le prendre.

Son sourire éclatant me renvoie à ma faiblesse. Quel crétin ! J'ai toujours peur de lui mais quelque chose d'autre vient compliquer nos rapports. Quelque chose sur lequel j'ai du mal à mettre le doigt. Au milieu de ce bourbier, une forme d'alchimie est en train de naitre. Je comprends mieux cette fascination qu'ont les gens pour ce qui est ténébreux, inquiétant...

Julian est une créature de l'ombre au physique alléchant, un trompe-l'œil, ce qu'il y a de plus redoutable ! Et j'ignore combien de personnes ici se sont laissées berner, mais ce ne sera pas mon cas.

— Alors cessez de me faire perdre le mien, je claque en tournant les talons.

J'ai terriblement envie de piquer un sprint jusqu'à la chambre de mon patient mais ça lui ferait bien trop plaisir. Et puis, je sens encore sa présence dans mon dos. Autour de moi. Partout dans cet hôpital, en réalité ! J'en attrape un violent tournis. Ce type n'en a pas fini avec moi, c'est certain.

Et il est à nouveau libre.

À la folie {chez Plumes du web}Where stories live. Discover now