L'invocation

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Le jour fatidique, Dérycée dut trouver des ressources pour lutter contre le découragement. Corusco jubilait de la découvrir bien moins fiérote que les jours passés.

— Tu veux annuler, petite fée ?

Dégoûtée mais résignée, elle le repoussa d'un geste las. Comme ils allaient rivaliser autour du thème du feu, elle avait également révisé un charme protecteur à base d'élémentaire d'eau. Avec Corusco à la manœuvre, on n'était jamais trop prudent. Elle se savait avantagée sur le plan de la magie élémentaire, qu'elle pratiquait intuitivement depuis sa naissance, hormis pour la partie « contrôle ». Quand on comprenait le chant du vent, le rêve des pierres ou le langage silencieux des plantes, il n'était nul besoin de contrôle, juste d'écoute et de patience. Elle avait donc fait l'impasse sur l'enchaînement de son élémentaire, qu'elle ne comptait pas contraindre à obéir à quelque ordre que ce fût. Là, sans doute, résidait la part de risque de son invocation. Un risque limité cependant, la plupart des élémentaires ne s'attardant généralement pas pour bavarder quand on les appelait sans raison valable.

Elle espérait que Corusco ne devinerait pas son subterfuge, étant donné qu'elle n'avait rien pu tirer des feuillets qu'il lui avait fournis, contrainte de se reposer entièrement sur ses dons naturels.


Dès le crépuscule, profitant du calme vespéral, le trio d'apprentis quitta l'enceinte de Trolly-Breuil par la poterne. Ils avaient convenu d'effectuer leur démonstration sur un piton rocheux, près d'une vieille cabane délabrée, à l'écart de toute présence indésirable. Le temps tournait à l'orage. Un ciel lourd charriait des nuées sombres dont les ventres se gorgeaient des éclats vermillon du soleil déclinant. Suivant une veille sente sinueuse, ils s'enfoncèrent dans la brande et grimpèrent vers un plateau crénelé de dents de schiste. La nuit tombante s'annonçait noire comme la suie, sans lune ni étoiles. Cette atmosphère leur mettait les nerfs à l'épreuve, surtout ceux de Dolfi, qui ne cessait de gémir qu'il valait mieux renoncer à cette lubie imprudente. Le chemin rocailleux semblait lui donner raison, truffé de nids de poule et couvert de taillis épineux. Corusco menait la danse, guidant le cortège avec une lanterne couverte d'un voile de velours destiné à en atténuer l'éclat.


Ils arrivèrent en haut du rocher par un chemin étroit qu'ils durent escalader. Le vent sifflait dans leurs oreilles. Dérycée crut déceler un avertissement dans le chant sinistre de la brise nocturne. Elle craignit d'avoir sous-estimé le péril, mais elle ne pouvait décemment reculer après tout ce périple. Perdre la face devant cet avorton de Corusco lui répugnait.

— Il est toujours temps de renoncer à ce duel puéril, cria Dolfi en essayant de couvrir le hurlement des bourrasques.

— On ne devient pas un mage en restant au chaud chez soi à lire des livres : il faut avoir le courage d'appliquer ce qu'on a appris, répliqua Corusco sans se retourner.

Dolfi haussa les épaules, la remarque aurait pu le vexer, mais il n'en montra rien. Dérycée devinait son inquiétude. Lui qui était de deux ans leur aîné, plus prudent et plus expérimenté, n'avait pourtant jamais brillé par son courage. La jeune fille hésita, s'arrêtant au sommet du plateau pour reprendre son souffle. Une bourrasque lui éparpilla les cheveux au milieu du visage. Oui, il était encore temps de renoncer. Elle reprit sa route, essayant de rattraper les deux autres, dont une faible lueur marquait la position un peu plus en avant. La silhouette de la vieille cabane émergea des ténèbres, grinçante et branlante, sa porte chahutée par les courants d'air qui l'habitaient. À peine découpée par le halo de la lanterne de Corusco, l'ancienne bâtisse, basse et trapue, offrait son corps de rondins à la fureur des éléments, résistante silencieuse perdue au sommet de nulle part. Les histoires du pays disaient qu'un druide vagabond l'avait bâtie pour méditer face au couchant, puis délaissée au profit du palais d'une fée au fond d'un lac. La toiture laissait entrevoir de larges brèches à travers les plaques d'ardoise arrachées.

Avant que Dérycée n'ait pu le rattraper, Corusco débarra la porte et pénétra dans la gueule de la masure, avalé par ses ténèbres. Dolfi attendait à l'entrée, sa cape claquant autour de lui comme un cheval affolé qui chercherait à fuir. Son regard était perdu dans le lointain, au-delà de l'horizon noirci auquel s'accrochaient de courts éclairs.

— L'orage vient ! hurla-t-il. Il faut reporter...

Sa voix fut couverte par l'appel de Corusco.

— Alors, les trouillards ? On prend une collation ?

Dérycée haussa les épaules. Vu le chemin parcouru, autant en finir promptement et régler cette histoire. Avec un hochement de tête désapprobateur, Dolfi la suivit à l'intérieur, barrant la porte pour les protéger des hurlements du vent.

— Qu'on en termine, vite, gronda la changeline. Corus, commence !

Corusco s'inclina, un sourire amusé sur les lèvres.

— Honneur aux dames !

Dérycée aurait préféré jauger son adversaire, afin d'adapter son invocation, mais Corusco était trop malin pour se laisser éprouver de la sorte.

— Très bien, fit-elle en fouillant sa gibecière en quête d'une chandelle et d'un briquet d'amadou enchanté.

Un frisson la parcourut quand sa main rencontra le parchemin roulé dans le fond.

— C'est le feuillet que tu as choisi ? l'interrogea Corusco en la voyant extirper le rouleau.

Surprise malgré elle de se trouver avec le feuillet dans la main, elle se contenta d'acquiescer. Suivre la voie ou s'en écarter. Consciente du danger, puisant dans sa volonté pour résister à l'ensorcellement du parchemin, elle décida de s'en servir comme support pour masquer sa supercherie, s'obstinant à détourner les yeux des runes. Déroulant le feuillet au sol, elle en coinça les angles sous des pierres plates, puis entreprit d'allumer sa chandelle. La flamme fit danser leurs ombres contre les murs de la cabane. Avec une joie contenue, elle devina l'appréhension de son adversaire, impressionné par sa mise en scène.

Tirant une poignée de soufre alchimique de sa poche, elle la jeta sur la bougie, déclenchant une série de petites explosions et de fumerolles. Puis, elle chantonna une courte litanie à voix basse. La flamme de la chandelle gonfla, s'allongea en une haute ligne incandescente, puis sembla toussoter. Elle diminua ensuite d'un coup, s'éteignit, et se ralluma, pour aussitôt enfler démesurément. Dérycée s'interrompit, décontenancée, protégeant ses yeux de l'éclat aveuglant. Les garçons comprirent que l'effet n'était pas volontaire. Ils s'écartèrent précipitamment, les cheveux soufflés par un vent brûlant. La flamme s'échappa de son support, bondissant soudain de mur en mur, glissant et sifflant, pour venir tourner autour du parchemin dont les runes se mirent à rougeoyer.

— Euh... Déry ? C'est magnifique, vraiment, très impressionnant, gémit Dolfi en reculant vers la porte. Tu maîtrises ?

Avant qu'elle n'ait pu répondre, ses yeux parlant d'eux-mêmes, la flamme mordit le feuillet et attaqua les runes de garde. La jeune fille s'élança pour empêcher l'embrasement complet, tapant du pied sur le papier qui se couvrait d'une auréole noire. Malgré ses tentatives, les runes se volatilisèrent en quelques secondes, laissant un trou béant dans la feuille. Dérycée demeura pétrifiée au milieu d'un silence surnaturel. Plus aucun souffle de vent, aucun grincement ni couinement de bois torturé. Les trois apprentis échangèrent des regards inquiets. Une courte flammèche courait en sinuant sur le sol, ultime trace du sortilège abandonné à lui-même.

— C'est tout ? éclata Corusco dans un rire moqueur.

Dérycée s'aperçut qu'elle tremblait, la main enfoncée dans sa besace, les doigts serrés sur une petite clef qui pulsait d'une chaleur animale.

Dolfi expira bruyamment.

— Tout ça pour... ça.

Il se laissa aller à un petit rire nerveux.

— Mais... murmura Dérycée, la gorge sèche, je n'ai pas encore commencé...

Les sourires des deux autres se figèrent. L'ombre de la jeune fille s'allongea d'un coup devant elle tandis que les yeux des garçons s'écarquillaient d'horreur, illuminés par une boule de feu qui enflait en tournoyant, courant sur les parois, virevoltant et sifflant, embrasant le moindre billot, la moindre poutre de la charpente, pour finir en colonne mouvante juste devant la porte de sortie.

Le Tombeau des Géants - 1 - La changeline et l'androloupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant