Pitié, pas de rat.

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Dans tous les cas, cette disparition totale et brusque avait eu pour avantage de me laisser sans souvenirs, sans pensées tendres à adresser à ce père absent, sans rancœur à l'idée qu'il aurait pu être à mes côtés à chaque étape de ma vie d'adolescente. Il n'avait tout simplement jamais existé. Comment regretter quelque chose dont je ne me souvenais pas ? Et ma mère avait compensé le maigre vide qui voulait persister, jouant les deux rôles à la fois dans une maîtrise absolue. Il était parti. Et je lui en voulais. Mais cela s'arrêtait là.

- Keylinda, souffla ma mère en attirant mon attention. Tu m'écoutes ?

- Non, pas du tout, avouai-je, morose. Tu disais ?

- Cette école a une excellente réputation, reprit-elle sans s'énerver, sa voix restant douce et calme mais trahissant le fait qu'elle cherchait aussi à se convaincre elle-même. Leurs élèves viennent des quatre coins du monde et ils ont un cursus très riche...

- Mon lycée est très bien coté, rétorquai-je, venant jouer de ma cuillère dans le bol de céréales dans une obstination totale. Pourquoi tiens-tu tant à m'envoyer là-bas ? Je suis bien ici.

- Keylinda, soupira-t-elle, peinée. Cela ne peut plus durer ainsi. Tu n'es pas bien et je ne laisserais pas ma fille dans un lycée où elle se fait persécuter.

Aïe. En plein dans le mille. L'argument que j'espérais ne pas entendre, venait de s'abattre lourdement sur la table. Je me renfrognai, mes doigts si crispés sur la cuillère que j'allais finir par la tordre. Je fixai mes céréales qui tournaient en rond, flottant à la surface du lait. Allez, sautez petites céréales, aidez-moi. Mais elles continuèrent leur ronde dans une indifférence totale. Merci, je retiens. Elles commencèrent à s'enfoncer dans le lait, disparaissant de mon champ de vision. Génial, quel soutien. Je soupirai un peu plus alors que je ne pouvais pas rester dans mon mutisme quand ma mère me fixait intensément, attendant une réaction plus orale de ma part.

Cependant, mes pensées restaient sombres. Stéphanie et sa bande avaient fait de moi leur cible préférée dès l'instant où j'avais posé les pieds dans la petite cour du lycée Victor Hugo. J'étais trop bizarre. Trop différente. Trop anormale. Combien de fois m'avait-elle donné cette justification pour toutes les humiliations qu'elle me faisait subir ? Et au fond. Je la comprenais. C'était probablement ça le pire de toute cette histoire.

Dès l'instant où j'avais réalisé que c'était le contact direct qui me faisait lire les pensées des autres, j'avais refusé tout rapprochement, développant ce que ma mère jugeait être une agoraphobie et, de son point de vue, c'était vraisemblable. Passant mon temps enfermée dans ma chambre, je n'en sortais vêtue que de pulls informes aux manches immenses, de pantalons épais même sous les plus grosses chaleurs de l'été et faisait en sorte de n'arborer aucune originalité. Je me coiffais toujours de la même manière d'une tresse sur le côté, je ne me maquillais pas, je ne portais pratiquement aucun bijoux et je veillais à toujours porter des couleurs sombres. Je voulais passer inaperçue, devenir une fille banale que personne ne regardait. Si cela avait fonctionné durant le collège, j'avais obtenu tout l'inverse de mes espérances au lycée. Le talent que je pensais avoir développé pour être invisible, ayant volé en éclats lorsque, pour la première fois, Stéphanie Bernard m'avait pointé du doigt en éclatant de rire.

- Cela ne peut pas continuer, répéta ma mère plus fermement. Keyli... je m'inquiète tellement pour toi. Regarde-toi, tu n'es pas heureuse...

Ses sentiments me serraient violemment la poitrine, se logeant en moi comme si c'étaient les miens. Mes yeux devinrent humides et je détournai le regard. Je savais qu'elle était sincère. Je savais qu'elle ne voulait que me protéger. Je savais aussi qu'elle m'aimait. Qu'elle m'aimait beaucoup trop pour me laisser rester dans un endroit où, chaque jour, on me rabaissait. Je restai silencieuse, les yeux rivés sur mes genoux. Comment étais-je censée protester quand ses sentiments m'envahissaient de la sorte ? Aucun argument ne trouvait de valeur face à cela.

Water LilyWhere stories live. Discover now