Dix ans avaient coulé depuis les flammes du laboratoire, depuis la nuit où tout avait basculé. Dix ans que Morgane vivait comme une rature sur la carte du monde : toujours en mouvement, toujours en marge, apprise à effacer ses traces jusqu’à ce que les autres doutent de son existence. Elle avait fait de la disparition un métier, appris à se fondre dans la foule, à apprendre les habitudes des villes comme on apprend une partition. Pourtant, dans les cercles souterrains ; ceux où se négociaient les secrets qu’on ne prononçait pas à la lumière ; un nom revenait, murmuré avec un mélange d’admiration et d’effroi : Shadow.
Shadow, c’était elle. Une traqueuse sans visage, sans pitié, la plus discrète et la plus redoutée du pays. Là où les autres laissaient des indices, elle ne laissait que des silences. Là où les autres plaquaient une marque, elle passait comme un vent qui emporte la poussière et ne révèle rien.
Son appartement n’avait rien d’un foyer. Les rideaux restaient tirés, étouffant celui-ci dans un demi-jour. Les murs baignaient sous des cartes anonymes, des plans, des feuilles griffonnées de coordonnées. Des dossiers empilés formaient des collines d’informations ; des tasses de café, abandonnées, trônaient entre des dagues fines dont les lames s’étaient assombries sous l’effet d’enchantements. La pièce respirait la veille, l’attente, la préparation, un sanctuaire pour une vie en transit. La nuit, elle compilait, recoupait, montait des ponts entre des rumeurs et des rapports clandestins ; le jour, elle disparaissait pour traquer dans l’ombre.
***
Ce matin-là, on venait de la contacter pour une nouvelle mission. La forêt était encore humide de la rosée lorsque Morgane s’engagea sur la route rocailleuse. Le soleil, timide, perçait par lambeaux et dessinait des bandes claires sur l’asphalte. Elle conduisait une voiture noire, un modèle élégant qui n’annonçait rien et disait tout : anonymat poli et puissance contenue.
Son visage était masqué ; non pas d’un simple bout de tissu, mais d’un masque délicat composé d’un réseau de petits cristaux blancs qui luisaient comme autant d’yeux morts ; il ne révélait que la moitié de sa figure, laissant voir des yeux d’un noir profond où se logeait une froide détermination. Ses cheveux bruns étaient noués en une demi-queue, les pointes bouclées tombant comme la signature d’un geste volontaire. Elle portait du noir, comme une deuxième peau ; sa pâleur ressortait contre ce tissu sombre, lui donnant l’air d’un fantôme bien habillé.
Quand elle arriva devant le portail, l’enceinte fit songer à une forteresse moderne : portails renforcés, gardes qui paraissaient sortis d’un autre âge, prêts à tuer la curiosité. Un homme massif, couvert d’un équipement tactique, se présenta à sa vitre. Morgane releva à peine la main pour demander l’ouverture ; on la laissa passer comme on laisse entrer une ombre contrôlée.
Le manoir tenait plus d'un repaire que d'une maison : un petit bâtiment austère cerné d’un parterre de gravier aussi blanc que la neige, des plantes exotiques qui semblaient plantées en défi contre le climat. Des agents stationnaient à chaque angle, silhouettes immobiles, visages fermés. Elle gara sa voiture derrière un rond-point de verdure luxuriante, posa un pied au sol, et sentit l’air vibrer autour d’elle. Ordinairement, Morgane maitrisait l’aura noire qui la traversait ; cette rémanence magique qui s’éveillait en sa présence ; et s’en servait pour passer inaperçue. Aujourd’hui, par choix, elle laissa une part de cette obscurité s’exprimer : non pour menacer, mais pour avertir. Un frémissement parcourut la pelouse ; quelques gardes se redressèrent. Son masque dissimulait son visage ; sa démarche était assurée, presque cérémonielle. Le cuir de son long manteau effleura ses talons, instrumentant son arrivée d’un rythme sinistre.
On lui ouvrit, puis on la guida, l’intérieur était volontairement tamisé, comme la scène d’un théâtre où la lumière était une arme oubliée. Aucune caméra apparente, étrange... Mais des hommes partout. Peut-être la surveillance était-elle humainement dépolarisée pour mieux tromper les regards. Un agent l’introduisit devant une grande porte en bois massif, puis la laissa seule en lui conseillant d’attendre.
Elle observa. Les angles de la pièce, les plis des draperies, l’odeur du vin. Quand la porte s’ouvrit enfin, l’intérieur ressemblait à un bureau. Deux gardes flanquaient un large bureau de marbre ; derrière, un homme occupait un fauteuil en cuir, tourné de dos, un verre de vin à la main.
– Vous êtes Shadow, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix basse.
– Oui, répondit Morgane d’un ton froid.
L’homme se retourna. Il paraissait dans la quarantaine, costume impeccable, cheveux tirés en arrière striés de gris, une barbe naissante structurait son visage comme une faille. À première vue, l’assurance formait son armure ; mais Morgane vit des fissures : les mains qui tremblaient et le regard nerveux. Il posa une enveloppe sur le bureau. L’écriture, serrée et nerveuse, n’avait qu’un nom : Kaelann Drosnor.
Un silence moula l’air. Morgane glissa l’enveloppe vers elle, l’ouvrit, parcourut des notes brèves. L’homme parla d'un ton posé mais emplie de colère :
– Tous les autres traqueurs ont échoué. Vous êtes mon dernier recours... Kaelann Drosnor est le chasseur de magie noire numéro un du pays. Il a fait de mon frère un condamné à vie. Je veux que vous le rameniez... et vivant.
Les mots tombaient, lourds. Morgane plia l’enveloppe sans émotion visible. Le ton, la posture : c’était moins une demande qu’un aveu d’impuissance.
– Le contrat s'il-vous-plait, dit-elle simplement.
Il lui tendit une feuille. Le montant y figurait : 1 million $. Une somme qui aurait suffi à acheter un silence pour longtemps. Morgane ne laissa rien paraître. L’homme, soulagé lui dit :
– La somme peut être négociable en fonction de votre travail.
Sa confiance coulait comme une petite rivière chaude un peu trop confiante. Morgane le ramena sur terre :
– N’oubliez pas, lui coupa-t-elle, si vous me mentez, je me ferai un mâlin plaisir de détruire Kaelann Drosnor et, vous.
Son ton était si impassible, qu'on ne savait pas si cela était une menace, ou une promesse. L’homme avala sa salive ; on ne savait pas s’il tremblait de peur ou de honte. Morgane demanda encore :
– Il vous le faut dans combien de temps ?
– Le plus vite possible, répondit-il, sans plus de précision.
Sans attendre plus, elle tourna les talons et quitta la pièce. À l’extérieur, le soleil avait pris un peu de hauteur.
***
De retour chez elle, Morgane passa la nuit à enquêter. Elle croisa les données, ouvrit ses vieux registres, convoqua ses contacts les plus discrets. Les informations sur Kaelann étaient floues, mais toutes convergeaient vers un même constat : partout où il apparaissait, des mages noirs disparaissaient. Ses méthodes restaient inconnues, mais ses résultats, eux, étaient implacables.
Morgane s’affala dans sa chaise, la satisfaction nette d’un défi à la hauteur de ses talents. Demain, la traque véritable commencerait. Demain, Shadow ne serait plus seulement un nom murmuré dans les bas-fonds ; elle deviendrait une occasion, pour elle et pour Kaelann, de vérifier lequel des deux chassera l’autre.
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Deep In Curses
RomanceMorgane a toujours connu l'ombre. Enfant cobaye, mage noire trop puissante pour être contrôlée, elle a réduit son laboratoire en cendres et a passé dix ans à se cacher. Aujourd'hui, elle survit en tant que traqueuse redoutée, mercenaire insaisissabl...
