Prologue

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De ma vie d'avant, avant que tout commence, il ne me reste que quelques souvenirs.

Celui qui me revient toujours à l'esprit est un parc verdoyant sous le soleil. C'est un campus, avec des filles et des garçons de mon âge. On est là, assis ou allongés dans les pelouses sous les arbres, à lire, à parler, à rêvasser, à aimer, ou tout simplement à perdre notre temps avant que la vie nous entraîne ailleurs. La brise nous frôle et nous caresse, jouant avec les rayons du soleil de notre printemps.

Enfin, même si je suis là aussi, c'est eux, les autres, qui vivent ces instants de cette manière là.

Moi, comme d'habitude, je suis un peu à l'écart, me nourrissant de leur vie comme si elle était mienne. Timidité de geek à lunettes oblige, planqué derrière mes bouquins de maths, je les observe sans en avoir l'air. J'aimerais être comme eux, mais je ne le suis pas. J'envie leur nonchalance, leur facilité à être eux-mêmes, à rire entre eux. Mais tout cela m'exaspère aussi, car cela me montre mes faiblesses et ma faille profonde. Quelque chose en moi s'est toujours senti "différent", incompatible avec l'altérité. Je suis juste "extérieur" aux autres.

Dans mes souvenirs pourtant, je leur parle. Parfois, quand leur contact ne me répugne pas trop, je leur serre la main. Mais, alors que je suis en face d'eux, j'ai l'impression qu'ils ne me voient pas. Leurs regards me transpercent comme si j'étais fait de rien. Ce que je leur dit ne les touche pas. De toute façon, je sais qu'ils ne peuvent, en aucun cas, me comprendre. Même si je m'explique. Plus j'essaie d'aller vers eux, plus ils s'éloignent de moi. Dans ces moments je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Ce que je fais ou dis n'est pas approprié à ce que je suis et à ce qu'ils sont. Je n'appartiens pas à leur troupeau. Eux sont des animaux grégaires vivants en meutes hiérarchisées, moi je suis un solitaire qu'ils ne peuvent intégrer dans toute sa dimension d'être unique. J'échappe à leurs codes. Je les dérange dans leurs nomenclatures humaines, et en retour, ils m'ignorent, me mettent au rebut de leur réalité.

Je suis à chaque fois gêné, écrasé par leur aisance à ne pas me voir en me regardant. De confusion, je baisse les yeux. Je n'arrive pas à les regarder, moi aussi, en retour, en les ignorant. Moi je les vois, et même mes grosses lunettes de myope ne me protègent pas du miroir de vide et d'inexistence que leurs yeux tendent aux miens. Je sais que ma touffe de cheveux bruns hirsutes, mon teint blafard blanchi pendant des heures d'insomnie devant des jeux vidéos, et mon no look d'attardé, dont la mère choisit encore les vêtements et les chaussures, n'aident pas à me rendre crédible et populaire. Ma dégaine de grand squelette ambulant binoclard non plus.

Pour eux, ces jeunes gens heureux qui se prélassent sous le soleil, je n'existe pas. Je suis une non vie. Une ombre qui passe, et qui se glisse dans les amphis qu'ils fréquentent ou les TD qu'ils suivent. Je ne suis rien. Même pour moi-même.

Cette idée me frappe ce jour là. Elle désagrège d'un seul coup mon image, m'envoyant dans le néant, alors que je suis au milieu d'eux et de leurs jeunes réalités pleines d'être, souriantes et heureuses.

C'est là, à cet instant, dans ce parc verdoyant baigné de lumière et de la joie insouciante de la meute des autres, que j'ai pris conscience que jusqu'à lors je n'étais personne.

C'est là que tout a commencé. C'est là que j'ai renoncé à ne pas être. C'est là que j'ai haï pour de vrai et sans limite ceux qui étaient... et que j'ai tout décidé au milieu des rires et des gloussements.

Le vide, le rien et l'invisibilité, c'est l'avant. L'avant de ce que j'ai fait. Après ils m'ont vu. Ils m'ont tous vu. Enfin reconnu aussi, au milieu du sang, des cris et des corps allongés. En le faisant pour la première fois j'ai pris mon temps. J'ai savouré ce moment. C'était nouveau pour moi et tellement précieux comme moment. Mes veines étaient inondées des flots de cette toute puissance où j'étais le centre de tout. C'était finalement facile pour moi d'attirer leur attention. J'avais les moyens de leur être infiniment supérieur et je ne l'avais pas compris. C'étaient eux qui n'étaient rien, moi j'étais tout. Enivré de cette certitude je suis parti sans me retourner, comme un lion repu. Avec sa nonchalance altière et l'âme exaltée.

Et j'ai recommencé ailleurs.

Encore.

Plusieurs fois.

J'ai connu à nouveau la jouissance ultime. J'ai connu la toute puissance de Dieu. J'ai été sa main, celle qui reprend ce qui a été si vainement donné pour n'être rien d'autre qu'un mouton idiot.

Puis, cela a été la traque, la capture violente, les interrogatoires encore plus brutaux, le procès à la télévision et la sentence attendue. L'appel qui ne sert à rien, qui ne m'évite pas, en tout cas, la nanopuce. De toute façon, elle m'a été implantée de force, dés mon premier jour de prison. Ils n'avaient aucun doute sur ce qui allait suivre. J'étais un monstre. Je devais être pucé, ne serait-ce que pour pouvoir être tracé par GPS en cas de tentative de fuite.

Pour cette raison, j'ai été tiré de ma cellule sans prévenir, puis traîné dans une pièce médicalisée. Il s'y sont mis à quatre. Cela a été fait à vif, comme pour un animal, sanglé et maintenu fermement sur une chaise basculante, malgré mes hurlements et mon refus.

Tout ça s'est passé avant maintenant.

Avant qu'ADX m'engloutisse.

À présent, ses murs de béton froids et lisses ceinturent mon univers de sept virgule sept mètres carrés. Je vis dans sa lumière artificielle permanente et son silence glacé et inhumain. La fenêtre de ma cellule est conforme à toutes les autres : un mètres vingt de haut sur dix centimètres de large. Elle ne permet pas de voir au dehors, juste d'avoir l'impression d'un coin de ciel et de verdure, mangé par les murs, les barbelés et un bout de mirador.

Au sein de cet univers désincarné et hors du monde réel, le temps passe dans le vide de journées qui n'existent pas. Mon esprit y est piégé, et il fait des boucles infinies pour s'évader. Il me ramène obstinément au souvenir fantasmé de ce parc verdoyant sous le soleil d'un jour de printemps. Le souvenir d'un type assis dans l'herbe. Un type qui n'existait pas, et que je ne suis plus très sur d'avoir connu.

Moi, je suis le matricule 556609-038. Lui n'était rien. Mais vous, vous en connaissez forcément des "comme lui" ?

Ne me dites pas non sans réfléchir. Vous êtes comme les autres ! Je le sais. Je le vois dans vos yeux qui parcourent ces lignes. Faites ce que je vous dis. Regardez mieux autour de vous. Oui. C'est cela, regardez-les, ceux que vous ne voyez pas d'ordinaire. Il y en a plein. Oui, plein. Voyez-les maintenant dans leur silence et leur anonymat quotidiens.

Après il sera trop tard.

Moi j'attendrai votre retour, car je le sais, vous reviendrez bientôt m'écouter. Vous ne pourrez pas vous en empêcher. Le frisson sans doute. Le côté malsain aussi. Ne le cachez pas. Pas à moi. Assumez vos fascinations et vos intérêts morbides. Vous voulez savoir ce que cela fait d'être un monstre emmuré vivant dans un cercueil de béton. Vous voulez savoir ce que l'on ressent à ma place. Vous êtes curieux.

Après avoir poussé la porte d'ADX et de ma cellule, vous voulez aller plus loin, passer un autre seuil et entrer dans mon esprit.

Et moi je veux parler.

Avec vous.

Approchez-vous, et vous m'entendrez chuchoter dans le silence...

ADXWhere stories live. Discover now