V. 𝙳𝚎 𝚕𝚊 𝚌𝚊𝚞𝚜𝚎 𝚍𝚎 𝚍é𝚌è𝚜 𝚍𝚎 𝙲𝚑𝚊𝚛𝚕𝚎𝚜

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V


Le cinq, rue Champeau était gorgé d'ombres. Une clarté maussade tombait du plafonnier en lézardes presques jaunes et la petite assemblée ne pipait pas grand-mot.

Au Nord-Ouest de la table, la silhouette épaisse de Karadec semblait hésiter nerveusement entre l'ahurissement et l'envie soudaine de raccrocher sa barrette ; c'était un homme assez corpulent, d'une haute taille étouffée de largeur un peu comme le serait une bougie qui a fondu. Un visage honnête, l'expression d'un morceau de lune et des yeux très bleus au milieu d'une figure douce, — le recteur avait ce bon air de paroisse légèrement ovin qui suggérait qu'il assumait comme philosophie de vie qu'un « oui » même un peu tremblotant apporterait toujours moins d'ennuis qu'un refus. Un homme très avisé avait énoncé, à une époque qu'il serait inutile de préciser ici, ...qu'il existe des visages qui évoquent immédiatement la totale incapacité à battre une poule aux deux fois cent mètres (sans toutefois qu'on puisse savoir pourquoi cette image s'imposait et pas une autre) ; Karadec faisait partie de ceux-là.

Un peu à l'opposé, la silhouette d'une femme semblait vouloir définitivement prouver qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle fichait ici, alors, comme quatre-vingt dix pour cent des êtres humains, elle se contenta de croiser les bras. Plutôt petite, les cheveux coupés courts en une masse bouclée de mécanicienne, Marie Vaillette venait tout juste de décider que, dans le doute, il valait mieux prouver qu'elle était syndicalisée. À côté d'elle se tenait Hawthorne.

Nous avons déjà parlé de lui. Un homme assez émacié, de taille moyenne, — engoncé dans son fauteuil comme pour ne pas en sortir ; des ombres anciennes lui dégoulinaient dessus comme de la rouille. Visage anguleux, de minces yeux noirs et intelligents, ...l'impression de présence d'un cachalot qui aurait décidé de ne pas bouger de là. Quincey Hawthorne ne dégageait qu'une chose : le fait qu'il était indéniablement le chef.

...Charles a déjà été présenté. De fait, il n'échappera pas au lecteur que la probabilité qu'il n'accède à toutes les subtilités graves et solennelles précédentes avoisinait le trente pour cent de réussite.

Charles Touradon était loin d'être idiot — bien au contraire, en vérité. Il était simplement affecté de cette tendance irrécupérable à trouver le bon dans chacun d'entre nous au point de vivre l'existence comme le ferait un chiot labrador (c'était-à-dire : le moindre détail un tant soit peu inédit lui refaisait son existence sur cinq générations). Il s'était toujours débrouillé pour rester viscéralement convaincu que de ce que même la pire teigne méritait un câlin et, étonnamment, ...ça avait fonctionné jusqu'ici. Aussi passa-t-il dans un bruit de moteur d'avion à quinze kilomètre de toute notion de "tête baissée" et se contenta seulement de balancer légèrement sa serviette d'avant en arrière avec le grand sourire de qui veut encourager les pierres tombales devant lui à lancer la conversation.

Ça ne marcha pas. Charles décida que ça n'était pas grave.

« Je suis réellement enchanté de vous — » entama-t-il joyeusement, ...mais Hawthorne le coupa d'un geste sec.

« Ne t'embêtes pas. Nous savons qui tu es et nous savons pourquoi tu es là. » Il pêcha un petit dossier sur la table à portée de main et s'humecta l'index pour commencer à l'éplucher : « tu as été proche de ce cher Fredriksson, me trompé-je ?

— Oh ! Oui » déplora Charles avec un hochement de tête énergétique, une soudaine tristesse peinte sur ses traits. « Le pauvre vieux, personne n'avait vu venir cette tumeur cérébrale —

— Ça n'était pas » le coupa soudain Hawthorne, de nouveau, en lui tendant une fine liasse de papiers, « ...une tumeur cérébrale. »

Les grands yeux ambreux de Charles ne purent s'empêcher de s'entrouvrir un peu plus grand. Hawthorne (comme on le verra par la suite) n'avait pas grand-chose de la moindre notion de tact. C'était un homme sombre, entier et plutôt agaçant à vrai dire qui n'aimait pas perdre son temps ni en courbettes, ni, véritablement, — son temps de façon générale.

Il jeta un regard explicite à la liasse et l'agita légèrement sous le nez de Charles pour l'encourager à la prendre.

« Je vais t'encourager à remplir ce document en trois exemplaires, après quoi j'imagine que tu compteras parmi nos membres, jeune homme. » Lâcha-t-il nonchalamment. Charles récupéra le formulaire, l'air un peu surpris (quoique, pas en mal ; le garçon était du genre à respirer une telle innocence qu'il aurait pu en remplacer son oxygène).

« Oh, comme ça ? » s'étonna-t-il — ça ne dura pas longtemps ; Charles n'était pas d'un naturel méfiant —. « Je n'ai pas à signer, euh, avec mon sang ?

— Tu peux si ça peut te faire plaisir, » répondit Hawthorne, imperturbable, « mais ça risque d'être douloureux et un peu bizarre.

— Oh.

— À vrai dire, tu peux signer avec n'importe quel liquide organique de ton choix tant que tu utilises ta propre plume et que tu ne l'essuies pas sur le manteau de quelqu'un. » Marie leva les yeux au ciel depuis son coin de pièce. « Quoique je te conseille l'encre, c'est rapide, durable et inodore. »

À ces mots, Karadec rougit et marmonna quelque chose qui devait probablement concerner l'opprobre et le jugement dernier, mais Hawthorne passa à trois kilomètres du projet de faire mine d'être désolé et lui jeta simplement un regard en coin.

« Je...d'accord ! Dites — il n'y a pas de petits caractères ? » demanda Charles en relevant soudain la tête — n'allez pas vous imaginer une quelconque poussée de responsabilité ; il avait seulement fait promesse à sa mère de ne pas signer n'importe quoi comme un idiot.

« Nous, on combat le Mal, petit, » fit Hawthorne d'un air sombre.

« D'accord.

— C'est le Mal qui rédige les petits caractères.

— D'accord. Je demandais par principe. » Charles rabaissa les yeux, remplit quelques champs avant de se figer. Un sourire un peu bancal passa sur son visage, comme si on venait de lui raconter une blague qu'il n'était pas certain d'avoir comprise mais qu'il trouvait drôle quand même. « Oh, euh, je crois qu'il y a une erreur ici ! » releva-t-il d'un air affable. « Vous avez mis "cause de décès", sauf qu'en fait, hé bien, je suis encore vivant.

— Non, non. C'est pas une erreur. » Charles parut encore plus interloqué. À ce stade, c'était à peu près équivalent en terme de violence que de drop-kicker un bébé cocker, aussi Hawthorne poursuivit-il son explication : « ...c'est la cause de décès officielle que tu veux qu'on avance si jamais il t'arrive malheur en mission. On peut pas décemment aller expliquer à tout le monde que c'est une mamie possédée qui t'a planté un crucifix dans le nez, tu vois. » Marie tenta d'allonger un coup de coude à Hawthorne mais ce dernier la devança et bloqua sans même la regarder ledit coude d'un geste totalement blasé qui ressemblait à une clef de bras un peu moche.

« Oh, » répéta Charles, les yeux rivés au document. « Je... »

Un léger silence s'étendit, durant lequel Hawthorne donna l'air de s'en foutre, Marie d'être navrée pour l'accueil donnée par leur meneur, Karadec de s'auto-digérer de stress solennel et Rasmus d'avoir envie d'être très loin d'ici.

Au bout du compte, Charles parla, d'une voix douce et un peu triste qui laissait surnager bien des choses.

« ...Je crois que je vais mettre "accident de tram" » lâcha-t-il finalement, le ton un peu voilé. « ...Comme mon père. »

...La claque joyeuse qu'il se reçut dans le dos n'avait aucune espèce de rapport avec la situation ; Hawthorne s'était levée.

« Excellent ! Tout est réglé, alors. Tu veux que je te fasse le tour du propriétaire ? »

LE DÉPARTEMENT DES DOSSIERS SURNATURELS - 5, rue ChampeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant