I. 𝚂𝚎𝚙𝚎𝚝𝚖𝚋𝚛𝚎 𝟷𝟿𝟹𝟸, 𝚚𝚞𝚕𝚎𝚞𝚚𝚎 𝚙𝚊𝚛𝚝.

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I

Une pluie de septembre miroite dans le paysage — recouvre la petite gare de campagne de ce qui ressemble à un halo d'argent. D'ici quelques nuages disputent une bataille d'arrière-garde avec la lumière mourante. La lourde carcasse du train suffoque des brins de fumée, par à-coups. Et puis les vallées ondulent.

Septembre 1932, quelque part.

C'est véritablement une de ces petites gares dont les rails se perdent au loin, à peine trois barrières et un contrôleur désœuvré, quelques wagons dont émanent un bruit tenace de volaille mécontente. Un rai de lumière perce la bruine et y trace les première esquisses d'un arc-en-ciel.

« Attendez ! »

Le jeune homme à l'origine de ce cri souffre soit d'un sens du théâtral hypertrophié, soit d'un très net manque d'expérience quant à la vie en général puisqu'il est assez certain que le train en question ne compte pas aller bien loin. Comme pour appuyer cet état de fait, une poule débile s'éjecte d'un wagon non identifié et s'enfuit en braillant.

Entre une fin de vingtaine et...non, véritablement, une fin de vingtaine. Pas la poule ; la silhouette qui dévale les dernières pentes du village comme si sa vie en dépendait. Typiquement cette tranche d'âge où on se sait supposé suffisamment expérimenté pour ne pas être rabroué comme un gamin en faute, mais où le temps n'a pas encore réellement fait ses preuves. Il tient à la main une petite valise qui évoque d'ailleurs presque plus une serviette en vieux cuir usé.

Quelque part dans un plan astral différent, s'il existe, le genre d'entité divine qui s'apparente au destin parie quant au fait qu'il va se casser la gueule.

Il ne se cassa pas la gueule. Au lieu de ça, selon un recours comico-protagonisto-filé, ...il freina à quelques centimètres de la petite barrière qui marquait l'entrée de la gare en question, le souffle court. Le garçon avait dans l'œil cette étincelle à mi-chemin entre l'inconscience et celui qui ne s'est pas encore pris la vie en plein visage comme un parpaing de cinquante kilos ; celle de l'homme qui est, purement et simplement, ...heureux d'être là. « J'ai un billet ! Attendez ! » s'égosilla-t-il tout seul, agitant le billet en question tel un drapeau blanc, au cas où la situation n'aurait pas été suffisamment claire.

Une vache lui décocha un regard dubitatif. À quelques mètres, le contrôleur (qui commençait à se sentir visé) lâcha un lourd soupir et s'approcha de lui en traînant de la charentaise.

« Hum. » Ponctua-t-il platement en examinant d'un regard (qui aurait, d'ailleurs, très bien pu aussi détailler le vieux caillou coincé entre deux pavés juste à ses pieds) assez las le vieux billet froissé que le jeune homme tout heureux lui avait tendu. « Troyes. » Il releva un œil circonspect vers le garçon qui lui afficha : un grand sourire heureux, les cheveux en vrac de sa course et des auréoles sous les aisselles. « Charles Touradon. C'est vous ?

— Oui !

— Bon, ben, c'est en ordre. » Le contrôleur lui rendit son billet, non sans l'avoir mollement déchiré avec un résultat final évoquant le mâchouillis d'un chiot un peu fatigué. « On va vous mettre dans le wagon à poulets. Vous aimez le poulet ?

— Oh, j'aime tous les animaux, d'ailleurs mon oncle a un labr —

— Ouais non mais c'était pas l'idée. Oubliez. » Il releva la barrière rongée aux mites, puis se dirigea d'une démarche traînante vers un des wagons dont s'échappait un concerto en do majeur de volaille surexcitée — lorsque le dénommé Charles le rejoignit d'une démarche beaucoup trop motivée, l'employé décida sans trop de conviction de se souvenir de son devoir. « Et vous allez faire quoi, à Troyes, si c'est pas indiscret ? »

La porte du wagon à bestiaux s'ouvrit dans un bruit de frottement de bois contre bois assez lugubre. Depuis les tréfonds de l'obscurité, une poule visiblement mystifiée bondit vers la liberté. Elle fut immédiatement renvoyée à l'expéditeur par un revers d'une semelle de la Compagnie des trains de l'Est et d'Alsace-Lorraine non identifiée par l'enquête qui ne suivit jamais.

« Je vais probablement aider à l'exorcisme de mineurs que je ne connais pas encore ! » lança Charles, surexcité.

Le contrôleur lui jeta un regard tellement en biais qu'il atteignait pratiquement un angle obtus.

« Marrant » commenta-t-il simplement. Il fit signe au jeune homme d'entrer dans le wagon qui sentait fort le poulet affecté par un trouble de la personnalité anxieuse. « Hé bien, bonne chance. Pour votre truc, là.

— Merci ! » La porte se referma sèchement à quelques centimètres du visage radieux du jeune homme. Charles eut le soupir heureux de qui trouve que tout est parfait dans la vie, avant de se laisser glisser à terre, les genoux ramenés contre sa poitrine, serrant sa serviette de vieux cuir contre lui comme un doudou et les joues roses d'excitation.

Un poulet lui jeta un regard interrogateur.

« Quelle belle journée pour être en vie, » soupira-t-il d'aise, les yeux brillants.


LE DÉPARTEMENT DES DOSSIERS SURNATURELS - 5, rue ChampeauWhere stories live. Discover now