III. 𝚀𝚞𝚎𝚕𝚚𝚞𝚎𝚜 𝚓𝚘𝚞𝚛𝚜 𝚊𝚟𝚊𝚗𝚝 𝚞𝚗𝚎 𝚌𝚊𝚝𝚊𝚜𝚝𝚛𝚘𝚙𝚑𝚎.

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III

5, rue Champeau, Troyes. Quelques jours avant une catastrophe.

Le petit salon art-nouveau et aveugle bouillonne d'ombres démolies. Quelque part, avachi sur un vieux fauteuil à oreilles, le regard trop noir d'un homme au visage en lame de couteau perce l'obscurité, semble le trancher à chaque recoin. Une épaisse fumée fumée s'échappe d'entre ses lèvres.

« ...Je déclare ouverte la cent cinquante-neuvième réunion du département des dossiers surnaturels, » prononce soudain une voix grave. Un éclat de l'œil, une fumée plus blanche que les autres. — ...Parmi les vapeurs de tabac une silhouette lourde et à première vue masculine se dégage de derrière une table de billard.

« Où est Rasmus ? » demande la voix pâle de cette dernière, après un silence ; d'ici on distingue en tout quatre silhouettes, masculines, féminines, ...et certaines plus difficiles à discerner. Avec la pesanteur de l'instant, elles ont des frémissements de monolithe. — « Parti chercher le nouveau, » fait une autre voix, féminine cette fois. Il s'agit de la plus petite des deux femmes, plus jeune aussi, visiblement. Alors que le regard se fait au demi-jour, on distingue de courtes boucles brunes, presque rousses.

L'homme assis dans le fauteuil a un hochement de tête. Lui assume environ cinquante ans ; la figure sèche, en lame de couteau, — des yeux brillants et d'un noir singulièrement déterminés. Bien que peu de détails ne se découpent dans ces ombres grinçantes, on lui devine une aura de leadership, et la façon qu'il a de rester gravement assis devant tant de silhouettes debout suggère une certaine autorité. « Exact, » approuve-t-il. « Un certain Charles Touradon. Dans les vingt-cinq ans, si je ne me trompe pas.

— C'est finalement bien lui qui a été choisi ? » s'étonne la silhouette masculine et plutôt corpulente — après s'être éloignée de la table de billard. « Je croyais que Fredriksson avait de nombreux apprentis.

— Fredriksson était prêt à raconter à peu près n'importe quoi pour qu'on le laisse tranquille, Karadec, » fit remarquer l'homme du fauteuil entre ses dents. « Je pensais que tu avais fini par le comprendre.

— Naturellement. Désolé. » Le dénommé Karadec s'avachit très légèrement sur lui-même, avant de demander d'un air d'espoir : « ...et combien d'exorcismes réussis compte ce garçon à son palmarès ?

Aucun. »

Le mot tomba à peu près aussi froidement qu'un couperet de guillotine, tranchant l'obscurité avec une sécheresse presque chirurgicale. La silhouette corpulente de Karadec en resta comme deux ronds de flan si vous me passez l'expression et, à vrai dire, — on aurait pu deviner sur son visage une mine de totale indignation pacifiste, un peu comme l'aurait un panda qui viendrait de se faire marcher sur le pied. (Comme on le verra par la suite, le dénommé Karadec n'était pas des plus querelleurs.)

...Après plusieurs secondes, il finit toutefois par gargouiller ce qui ressemblait à un :

« ...Quoi ?

Aucun, » répéta fermement celui qui passait pour leur chef. « Zéro. Pas le moindre. Tu veux d'autres synonymes ?

— Mais — mais que fait-il parmi nous ? » s'étrangla Karadec de sa petite voix aiguë. « Je veux dire, nous sommes censés être la fine fleur de tout ce qui se fait en terme de recherche quant à l'occulte ! Ce garçon —

— Ce n'est visiblement pas la modestie qui t'étouffe, Karadec, » fit posément remarquer — quoiqu'avec un genre de froideur légèrement menaçante — la voix de l'autre homme. Karadec fit un petit bruit étranglé d'évier qui se débouche.

« Oh, je — oui, pardon » balbutia-t-il. « Mais, je veux dire — tu dois bien admettre que c'est surprenant. Vingt-cinq ans, aucun exorcisme au compteur. On se demande ce qu'il fait ici. A-t-il déjà reçu son ordination diaconale ? »

Un silence.

« ...Il n'est absolument pas séminariste, » avoua finalement la seconde voix masculine. « Le garçon a une licence ès Lettres et un diplôme d'Études Supérieures en mythologie et folklore régional. »

Le silence qui suivit fut plus lourd que le précédent, et finit rompu par le léger « bon sang de... » de total désespoir que lâcha Karadec. Contre toute attente, ce fut la voix féminine qui prit la parole.

« Je me refuse de juger avant de savoir, mais tu dois quand même convenir que c'est inédit, Hawthorne, » intervint-elle en faisant un imperceptible pas en avant. « Je veux dire, je ne vois absolument pas ce qu'il fiche ici. Je ne doute pas qu'il soit très bon en tant que gratte-papier, mais ce n'est pas ce qu'on recherche. »

Le dénommé Hawthorne, depuis son épais fauteuil à oreilles, ...leva une main apaisante. Autour d'eux l'obscurité s'enroulait comme des macérations lugubres et dansait sur chaque angle de leurs visages. À peine le moignon rougeoyant de la cigarette de l'homme traçait de son bout un petit point de lumière.

« Je peux comprendre vos réserves, mais vous devez tous l'admettre ; Fredriksson était un vieux fou mais il avait du flair. De ce qu'il nous a dit, le garçon sort de nos cadres mais ça ne l'empêche pas d'avoir un genre de prédisposition naturelle. En ce qui me concerne, je suis prêt à faire le pari.

— Même maintenant ? » fit la femme, en haussant un sourcil. Le regard d'Hawthorne s'assombrit d'une lueur obscure.

« Même maintenant, » confirma-t-il.

Le frisson peu convaincu qui traversa la petite assemblée fut soudain rompu par l'aboiement sourd d'un heurtoir contre le bois. Au-dehors, il s'était mis à pleuvoir ; comme un cliquetis pianotait aux petites fenêtres anciennes ; et ils étaient tous rompus à ce signal, si souvent répété — alors ils n'eurent pas même à inviter quiconque à entrer que quelqu'un le fit malgré tout. La lourde porte du 5, rue Champeau s'ébranla et la silhouette émaciée de Rasmus fit son apparition en dégoulinant. Celle qui suivit, cependant, leur était jeune mais absolument inconnue.

Un déclic net perça le silence et une lumière jaunâtre inonda l'assemblée.

« Nous nous excusons pour le retard. J'ai dû faire un détour par une boulangerie car monsieur Touradon ici présent — » il jeta un coup d'œil explicite par-dessus son épaule au jeune homme à l'air de total enthousiasme qui se tenait sur le paillasson comme un golden retriever trempé mais content d'être là — « ...n'avait à peu près rien d'acceptable à manger.

— Il n'avait rien apporté pour le trajet ? » s'étonna la femme, apparaissant maintenant à la lueur moribonde de la lampe à une personne plutôt menue et aux courts cheveux bouclés.

« Si. »

Le regard de Rasmus s'assombrit comme celui d'un homme qui a vu des choses indicibles. Charles tenta de leur adresser un sourire de pure innocence, totalement inconscient de ce qui se racontait.

« ...Il avait amené une endive. » Soupira Hiljainen.

LE DÉPARTEMENT DES DOSSIERS SURNATURELS - 5, rue ChampeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant