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Les jours suivants se passent exactement comme celui-ci, sans bien sûr la partie où je passe les grilles du camp, puisque les seuls murs que je vois à longueur de journée sont ceux de la prison. Je me demande combien de temps je vais moisir ici avant qu'ils ne se rendent compte que je ne représente aucun danger. Tous les jours, les scientifiques réalisent des tests sur moi coordonnés par le sergent McDean. Je connais à présent toute l'équipe, ainsi que mes gardes Martin, Aaron et le troisième Ryan.
La porte s'ouvre et je me lève de mon lit inutile. Ryan ouvre la porte tandis que Aaron lève son arme pour me dissuader de leur sauter dessus.
- Comment ça va Rick ? me demande Ryan en me passant les menottes - la docteure en virologie et je ne sais plus quoi refuse de m'approcher autrement.
- Bof, j'ai faim.
Martin s'écarte légèrement de moi tandis que Ryan hausse les épaules.
- Moi aussi. Les rations sont vraiment ridicules pour les soldats.
Depuis que je suis arrivé, la question de quoi me donner à manger s'est posée. Finalement, le sergent McDean à décrété que je mangerai le cerveau des animaux chassés pour nourrir le camp. Tout le monde était content de cet arrangement, moi le premier. Seulement, ça dépend de ce que ramènent les chasseurs, alors c'est très aléatoire. Je peux me retrouver à manger un cerveau cerf comme un de lapin.
Dans la tente des scientifiques, le sergent est en train de retirer sa blouse. Elle détache ses cheveux et s'approche de moi.
- C'est Sarah qui s'occupe du check-up aujourd'hui. J'ai un rendez-vous.
- Cool, je fais en m'asseyant sur la table. Un rendez-vous avec votre boss ou un rendez-vous galant ?
Elle ne me retourne pas mon sourire et se contente d'arranger sa coiffure. Je penche pour la seconde option. Elle sort de la tente et je l'entends parler à quelqu'un à travers la toile. La voix me dit vaguement quelque chose, sûrement celle d'un des gardes.
- Elle sors avec un gardien ? je demande à Ryan.
- Ah non, elle est avec un des capitaines de Minneapolis. Le plus jeune, un petit merdeux si tu veux mon avis.
Je hausse les épaules. Je n'ai jamais vu cette personne mais je suis à peu près sûr que j'ai déjà entendu cette voix. Je tends l'oreille pour écouter ce qu'ils disent :
- Dis-moi Brittany, ça avance avec le zombie ?
- Oui, il est coopératif et nos test sont concluants.
- J'aimerai bien le rencontrer.
Le sergent met quelques secondes à répondre.
- Là maintenant ? Mais on devait aller se promener...
- Ça ne prendra pas longtemps.
J'entends un soupir.
- Je ne peux rien te refuser.
Le silence se fait et je devine qu'ils s'embrassent. Lorsque leur effusion est terminée, ils rentrent dans la tente. Et je vois derrière la chercheuse un visage que je connais. Que je n'avais pas vu depuis des années. Qui était mort et enterré dans mon esprit. C'est mon frère.

Mon petit frère s'appelle Angel. Il a quatre ans de moins que moi. Nous n'avons pas le même père, mais nous avons toujours été aussi proches que des frères biologiques. Lorsque ma mère est morte, je l'ai pris avec moi et nous avons fuit. Seulement les rues étaient envahies de voitures et de gens qui essayaient de s'échapper. La voiture de ma mère avait été volée, et nous devions partir à pied. Nous allions quitter notre quartier lorsqu'une énorme vague de zombie a alors déferlé sur la ville. Très peu de personnes ont pu s'en sortir. Je faisais partie de ces survivants. Pas mon frère. Je l'avais perdu dans la panique de l'évacuation. J'ai juste eu la force de me traîner dans un appartement retourné au deuxième étage d'un immeuble, et de barricader toutes les portes. J'avais dix-sept ans, et tout ce que j'avais appris à l'école ne m'avait jamais été plus inutile. On ne nous avait pas appris à survivre. On ne nous avait pas appris le désespoir et la solitude.
Je ne sais pas comment, mais j'ai survécu seul pendant cinq jours. À l'aube du sixième, deux personnes ont enfoncé la porte. Ils avaient des armes et des énormes sacs. Ils m'ont trouvé, m'ont aidé et m'ont rassuré du mieux qu'ils ont pu. C'était Don et Mary, un couple de geeks, qui, d'après leurs dires, s'étaient préparés à l'apocalypse zombie depuis longtemps. Nous avons cherché mon frère ensemble, mais n'avons trouvé aucune trace de lui. J'avais juste décidé qu'il était mort dans ma tête. Et peut-être que je l'espérais. Je ne lui souhaitais pas la vie que j'avais eu en temps que nomade.

Seulement, là, il se trouvait devant moi. Ses yeux croisèrent les miens. Il se figea. Il avait grandi. Mûri. Même si il n'avait que seize ans, il en paraissait cinq de plus. Et son regard avait changé. Ce même regard qui me fixait froidement, comme si il ne me reconnaissait pas.
- Angel ? je parvins à bégayer.
- Salut Rick.
Sa voix était plus grave que dans mon souvenir. Tout chez lui avait l'air plus grave, de ses habits militaires à l'ombre d'une barbe naissante sur son menton.
- Mais comment... comment tu as survécu ?
- Peu importe, lança-t-il d'un ton glacial, je suis en vie maintenant. Pas comme toi.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
- Et toi ?
- Mais... vous vous connaissez ? intervient le sergent.
Je l'ignore en descendant de la table et m'avance vers mon frère. On dirait une autre personne. J'ai l'impression que je ne le connais plus. Et je me rends compte avec horreur que c'est totalement vrai.
- Tu m'a abandonné Rick.
- Tu... tu étais mort...
- Dans tes rêves seulement.
J'ai l'impression que je vais tomber. Tout tourne et se mélange. Je fronce les sourcils.
- C'est quoi ce bordel ? Pourquoi tu es chef de je sais pas quoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Et toi ? répéta-t-il. Pourquoi tu es parti ? Pourquoi tu m'as laissé ?
Dans la tente le silence s'est fait. Plus aucun scientifique ne regarde ses feuilles en vrac, plus aucun ne surveille son expérience à la con. Les regards sont tendus entre moi et Angel. Et moi je ne vois que lui, que lui, que lui.
- Je ne suis pas mort, repris Angel. Mais toi si.
- Non ! je lance vivement. Je... j'ai besoin de ton aide.
Lui seul pouvait me sortir de ce merdier.
- On devrait y aller, suggère timidement la scientifique en chef.
C'est bien la première fois qu'elle suggère quelque chose timidement. Mon frère l'ignore à son tour.
- Rick, est-ce que tu m'as aidé lorsque j'étais seul face à cinq putains de zombies ? Est-ce que tu m'as aidé quand je crevais de froid dans la cave à Edmonton ? Est-ce que tu m'as aidé quand je n'avais rien ni personne ? Non, bien sûr que non, tu t'étais déjà tiré.
Je ne sais pas quoi répondre. Les mots sont comme coincés dans ma gorge, ils m'étranglent. Les accusations d'Angel sont comme des coups de marteau qui m'enfoncent toujours plus profondément.
- Je t'avais perdu... je pensais que tu étais mort. Je t'ai cherché...
Je déglutis et son regard percute le mien. Et je comprends que je peux aller me faire foutre avec mes excuses creuses et vides. Il ne me pardonnera jamais. Il n'y a qu'un seul d'entre nous qui est mort à Edmonton et c'est son grand frère. Parce que je n'ai plus jamais rempli ce rôle depuis que je l'ai abandonné. Et que si je pouvais revenir en arrière, je ferais exactement la même chose. La survie était la seule chose qui m'importait. Elle le serai toujours si je n'étais pas à moitié mort. Il ne reste rien entre nous. Je tente quand même.
- Je suis désolé.
- C'est facile.
- Je sais.
La vie ne l'est pas, la sienne comme la mienne.
Angel semble soudain revenir à la réalité. Il prend la main d'Angela.
- Allons-y. On a perdu trop de temps ici.
Ils sortent de la tente en me laissant à la merci des regards interrogateurs d'à peu près tout le monde, les soldats comme les chercheurs. Je détourne les yeux.

Sur le chemin du retour au cagibi insalubre qui me tient lieu de demeure, mes pensées tournent en boucle dans ma tête, et l'image de mon frère est comme imprimée sur mes rétines. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même pour ce qu'il est devenu. Parce que je l'ai laissé. À cette pensée je sens les larmes me monter aux yeux. Ryan qui me raccompagne seul, s'arrête.
- C'est quoi cette histoire ? Tu es le frère de Howell ?
- Ouais, on dirait bien.
- Tout va bien ? T'as l'air... bouleversé.
Je hausse les épaules. Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Angel me déteste à présent. Il devait espérer que j'étais mort.
- Sinon pourquoi il sort avec une femme qui a dix ans de plus que lui ?
- Bonne question. C'est grâce à McDean qu'il est monté en grade. Moi aussi si j'avais pécho la fille d'un colonel de l'armée je ferai plus la sous-merde de service. Tout le monde dit qu'il ne l'aime pas vraiment.
Je ricane.
- Ça c'est sûr. Il n'aime personne à part lui-même.
Aussi loin que je me souvienne, mon frère n'avait jamais paru intéressé par qui que ce soit. À part être le meilleur dans tous les domaines, il n'y avait pas grand-chose qui l'intéressait de toute manière...

Toute la nuit, je n'ai cessé de penser à Angel. Les mots et les accusations qu'il m'a craché au visage dansaient devant mes yeux. Mon esprit privé de sommeil rejouait en boucle les évènements de ma ville natale, l'horreur exacerbée par tous les souvenirs, le sang et la tristesse. Les chances que l'on se recroise étaient presque nulles. Et pourtant, nous voilà, en face l'un de l'autre, séparés par son humanité et ce qu'il reste de la mienne, nos espoirs en lambeaux et son amertume envers moi comme autant de couteaux qui me transpercent. Ce qui existait entre nous s'est brisé, et je serai sot de l'accuser. Il était mon frère, j'étais humain, il y a de ces choses qui ne restent pas pour toujours.

ZombieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant