Elle

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Il avait toujours aimé la photographie.

Pouvoir emprisonner la beauté d'un instant dans un appareil et la contempler même après son achèvement le fascinait réellement. Quand il prenait des photos, il avait l'impression de contrôler le temps. Le clic de l'appareil photo retentissait, et le tour était joué. L'image apparaissait, resplendissante dans son éternité, alors que le papillon s'envolait lentement pour se poser sur une autre fleur. L'instant qui était maintenant impossible à recréer, il l'avait attrapé et matérialisé.

Il avait arrêté le temps. 

Ses proches ne comprenaient pas son attachement pour cette pratique, et avaient commencé, petit à petit, à s'éloigner de lui, qu'ils ne voyaient plus que comme un homme fou qui essayait d'attraper le temps et qui, au lieu d'avancer vers le futur, cherchait à retourner dans le passé. Mais il n'en avait rien à faire. Ils l'avaient abandonné mais lui n'était pas seul. Peut-être mal entouré, mais pas seul. Autour de lui ne restaient plus que ceux qui vivaient en marge de la société et qui, comme lui, voyaient en la photographie un moyen d'atteindre l'éternité et de s'enfuir de la réalité. Parmi ces personnes, il y avait elle. 

Elle et son sourire resplendissant quand elle parlait de son ancien compagnon, maintenant décédé. Elle et ses cheveux dans le vent, comme hors du temps. Les photos qu'il avait d'elle étaient ses seuls points de repère dans sa vie et et s'y attachait comme à une ancre. À force de la côtoyer et de l'entendre rire toute seule quand elle se remémorait les histoires qu'ils avaient passé ensemble, il s'était, même s'il ne voulait pas encore l'admettre, attaché à elle. 

Et un beau jour, sans même sans rendre compte, les clichés de son visage rayonnant avaient remplacé complètement ceux des papillons qu'il trouvait dans la nature. 

Les sentiments qui emprisonnaient son cœur le laissaient perplexe. Pourquoi avait-il fini par s'éprendre d'une femme qui ne faisait que parler de son ex-compagnon ? Mais, sans chercher à refouler cette passion soudaine, il avait continué à immortaliser la beauté de cette femme. 

Même s'il ne pouvait pas, et ne voulait pas s'emparer de son cœur, du moment que son sourire lui était encore accessible, cela lui suffisait. Pour lui, l'éternité, le bonheur, correspondaient à ces fossettes qui se dessinaient sur son visage tandis qu'elle évoquait son aimé. Nul besoin d'autre chose s'il pouvait observer chaque jour ces merveilles.

Et peu à peu, "aimer la photographie" s'était transformé en "aimer la  photographier". 

Les papillons et les fleurs avaient disparu, seuls restaient ces sourires d'un instant. 

L'éternité.















" Flash info : Une femme retrouvée morte dans son domicile dans un petit village [...] elle faisait partie d'un club de photographie et travaillait à mi-temps dans un supermarché [...] elle avait coupé les ponts avec sa famille après la mort de son ex-compagnon.... "















L'éternité.

Qu'elle était belle, l'éternité qu'il avait tant voulu protéger.

En un instant, elle s'était envolée. Comme ce papillon sur cette fleur jaune, comme ces larmes sur ses joues qui avaient déjà séché. 

Elle avait souri et l'éternité lui était apparue. 

Mais maintenant elle était partie se poser sur une autre fleur, une fleur qui lui était inaccessible.

Et lui était coincé dans ce présent qu'il ne cessait de fuir, regardant infiniment ces photos colorées mais qui n'avaient aucun goût.

L'éternité était donc si fade quand il n'y avait personne avec qui la partager.

Quand son sourire disparaissait, le temps reprenait ses droits. Quand sa voix s'éteignait, il redevenait un simple prisonnier de la vie, un pauvre fou qui courait après le temps sans même savoir ce que c'était.



"Si seulement j'avais plus pris le temps à l'observer au lieu de la photographier."



Il regrettait profondément.

Mais maintenant que pouvait-il faire ? Cela faisait bien trente ans qu'il n'avait plus retouché un appareil photo et qu'il n'avait plus vu le paysage en dehors de sa chambre d'hôpital, une perfusion plantée dans le bras et ses paupières lourdes se baissant de plus en plus chaque jour.

Il n'avait plus d'autre choix que de repenser au passé et à ses, oui....ses belles fossettes et son sourire contagieux, auquel il ne pourrait plus jamais goûter.





Fin.


680 mots

08/03/2024




⚝ℛ𝑒𝒸𝓊𝑒𝒾𝓁 ⚝Où les histoires vivent. Découvrez maintenant