Juillet 1959

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Arlette, 15 ans

Je perds du sang. Jacqueline m'avait avertie que ça n'allait pas tarder. Mes seins et mon ventre me font mal, ma peau est comme un champ de mines et je sens que les hommes me regardent différemment, comme s'ils savaient. C'est donc ça, être une femme ? On saigne et on devient adulte ? C'est du moins ce que le père de Jacquie lui a dit quand il l'a surprise en train de laver son linge : "Maintenant, t'es une femme, alors t'as plus intérêt à nous demander quoi que ce soit, sinon tu auras affaire à moi".

Les rares fois où elle se confie sur sa famille, elle me raconte que son père emploie des mots très grossiers, surtout lorsqu'il force un peu trop sur la boisson. Sa mère, elle, ne parle presque plus, ou seulement à la messe, pour prier. Jacquie pense qu'elle s'est pris un coup de trop et que son âme a préféré s'en aller. Heureusement qu'elle a son frère, Marcel. Maintenant qu'il est aussi fort que leur père, il ose enfin se mettre en travers lorsque les gifles menacent de pleuvoir.

Par chance, le pensionnat offre à Jacquie le répit dont elle a besoin. Nous rions toujours autant dans les dortoirs et nous sommes désormais inséparables. La nouveauté, c'est que le dimanche, lorsque nous ne retrouvons pas nos familles, nous avons le droit de nous rendre au cinéma. Avec Jacquie, nous nous y rendons dès que possible. C'est tellement magique ! Au moment où les lumières s'éteignent et que les spectateurs se taisent, la magie opère. On est projeté dans une nouvelle réalité, loin de ce que l'on connaît. Nous nous retrouvons alors dans un palais de Bavière, aux côtés de Sissi ou bien dans un Paris occupé, à suivre les traces de Jean Gabin et Bourvil. C'est une sorte de voyage, une occasion de voir du pays. Avec la ferme, on n'a jamais pu aller bien loin, mais avec Jacquie, on s'est promis qu'un jour, on irait à Paris !

Aujourd'hui, ce n'est pas pour la capitale que nous partons, mais sur les traces de Brigitte Bardot. Tandis que nous attendons notre tour au guichet, mon instinct, ou peut-être est-ce le destin, me susurre de tourner la tête vers la gauche. Mes yeux s'écarquillent. Il est là ! Le garçon de la Saint-Jean ! Parmi les spectateurs qui achètent leur billet, son visage rayonne. Il est une nouvelle fois accompagné par son ami à la casquette. Mon cœur va se décrocher, j'en suis sûre.

— Mon Dieu, Jacquie, c'est lui !

Je l'ai tellement bassinée depuis la Saint-Jean, qu'elle comprend instantanément à qui je fais allusion.

— Respire, chuchote-t-elle, tu vas tomber dans les pommes !

Depuis un mois, son sourire et ses yeux gris m'obsèdent. Les filles du dortoir me charrient, elles disent que ça ressemble soit à un coup de foudre, soit à une hallucination. Je ne l'ai pas imaginé et en voilà la preuve : il est bien là, au cinéma, en chair et en os et encore plus beau que dans mes souvenirs.

Essayant de canaliser mes émotions, je me cramponne au bras de Jacqueline. Alors que nous prenons place dans les fauteuils rouges, l'objet de toutes mes rêveries apparaît. Quelle élégance ! Son ample chemise révèle une silhouette élancée et me laisse profiter de la naissance de son torse. Malgré l'éclairage tamisé de la salle, je note que ses chaussures en cuir noir sont cirées. Contrairement à la première fois où je l'ai vu, il a coiffé ses cheveux en arrière en appliquant probablement une touche de brillantine qui lui donne les traits d'un enfant de chœur. Mains dans les poches de son pantalon plissé, il arbore un air confiant et décontracté. Comme s'il savait qu'il était en train de faire chavirer mon cœur.

Il hésite un instant, balayant la salle du regard, puis se met à gravir les escaliers marche après marche, jusqu'à désigner notre rangée à son acolyte. Jacquie m'assène un discret coup de coude qui me fait sursauter.

— Ferme donc cette bouche, tu vas finir par gober une mouche ! rit-elle.

— Bonjour, Mesdemoiselles, vous attendez quelqu'un ? demande le garçon blond.

Sa voix. Je reste pétrifiée.

— Non, répond Jacquie, je vous en prie, installez-vous.

Elle repousse ses cheveux dorés derrière ses épaules et sourit poliment. Son attitude parfaitement naturelle face à n'importe quelle situation demeure un mystère pour moi. Si j'avais été seule, j'aurais probablement bégayé une phrase incompréhensible et ils auraient pris peur.

Le grand blond est maintenant assis à côté de moi et malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à me concentrer sur le film. Je passe mon temps à observer ses souliers, ses jambes et, évidemment, ses mains. Malgré les quelques cicatrices qui les recouvrent, elles semblent d'une extrême douceur. Je me perds dans la contemplation de ces veines qui serpentent le long de ses avant-bras. Dans un souci de discrétion, j'évite de m'aventurer trop haut et me contente de cette vue.

Plusieurs fois, j'ai l'impression qu'il m'observe en coin, alors je fais mine d'être fascinée par l'action à l'écran. Puis, au milieu d'une scène de carambolage, il s'incline vers moi, la main près de ses lèvres, et souffle à mon oreille :

— Il est génial ce film, pas vrai ?

— Chut !

Il n'en faut pas davantage pour que Jacquie se penche vers lui, furibonde : elle déteste les gens qui parlent au cinéma. Alors, en me retenant de pouffer, je me tourne vers lui et hoche la tête. Il se met à rire franchement, se moquant du regard noir lancé par ma meilleure amie pendant que de mon côté, je tombe définitivement amoureuse.

Je mets un doigt sur ma bouche en désignant Jacqueline. Il se renfrogne sur son siège et je remarque le regard complice qu'il lance à son binôme. Je le remercie intérieurement de m'avoir adressé la parole, j'ai pu poursuivre mon étude sur sa personne. Il est rasé de près et porte du parfum, mélange de cuir et de tabac, avec peut-être, une touche de vanille, mais au vu de mon état, il aurait pu sentir le fumier ou la rose, ç'a m'aurait été égal.

Le dénouement approche et à mon grand désarroi, la vedette à côté de moi respecte l'injonction de ma meilleure amie. Il me tarde que l'histoire de BB prenne fin. Quand finalement les lumières se rallument sous les applaudissements, je tente un regard vers les deux garçons. Je trouve instantanément les yeux gris que je cherchais depuis des mois. Ils me sourient et je fonds :

— Moi, c'est Richard, se présente-t-il. Et lui, Félix.

Richard... Un nom de roi. Je réussis à articuler quelques mots somme toute clairs et audibles alors qu'il me sert la main :

— Je m'appelle Arlette, et voici Jacqueline.

Sa main. Je ne m'étais pas trompée, elle est incroyablement douce. J'observe son sourire, sincère et chaleureux, et ne peux m'empêcher de sourire à mon tour. C'est étrange que tout mon corps réagisse ainsi à la simple présence d'un inconnu, mais je ne peux nier l'évidence : ce garçon m'attire.

— Enchanté, Arlette.

Il se penche et reprend :

— Jacqueline, toutes mes excuses pour tout à l'heure, j'espère que mon intervention ne t'a pas fait perdre le fil de l'histoire !

Jacquie pince les lèvres et rétorque :

— J'avais justement peur que vous le perdiez, vous, et que vous posiez des questions stupides jusqu'à la fin de la séance.

L'air vexé de mon amie fait rire Richard à gorge déployée. C'est parce qu'il ne la connait pas encore. Personnellement, je me serais retenue ! Félix se penche à son tour pour nous serrer la main :

— C'est surtout qu'il avait très envie de te parler ! avoue-t-il en m'adressant un clin d'œil.

Richard lui lance un regard noir, sans pour autant démentir. Je sens mes joues surchauffer. Il s'éclaircit la voix et reprend :

— Vous venez souvent au cinéma ?

— Oui, tous les dimanches.

J'ai répondu avec un peu trop d'entrain, j'aurais dû rester plus évasive pour le faire languir ! Richard se lève et je réalise que nous ne sommes plus que tous les quatre dans la salle. Félix quitte son siège aussi et remet sa casquette en place en nous accordant un signe de tête courtois.

— À une prochaine fois, alors ?

Richard m'offre le plus beau sourire que j'ai vu de ma vie. Mon murmure est alors timide, mais rempli d'espoir :

— Oui, à très vite.

Quand je dis que le cinéma est un lieu magique où tout peut se produire.

Tu as pris ton tempsWhere stories live. Discover now