Chapitre 3

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Saya se sentait comme un canard avec ses petits, à ainsi se faire suivre par tout un groupe d'hommes. Fendyel se pencha vers elle, le regard dur. Oh, elle devinait parfaitement ce qui allait suivre.

«Je ne l'aime pas, déclara son ami.»

Il devait parler du grand aux cheveux longs retenus en queue de cheval au dessus de son crâne. Elle devait reconnaître que ce mercenaire paraissait plus particulier que les autres. Plus grand, elle le devinait mieux bâti malgré d'épais morceaux de cuirs qui devaient le couvrir en grande partie du froid et de la pluie. Fendyel n'aimait pas les gens qui se faisaient remarquer ; et cette soudaine participation du mercenaire comme si aucune discussion n'était en cours précédemment n'avait pas manqué de lui hérisser le poil.

«Tu n'aimes pas grand monde, rappela Saya avec un sourire.
— C'est !... C'est pas vrai du tout ! s'offusqua l'autre.»

La cheffe de clan jeta un coup d'oeil par dessus son épaule. Sans compter les membres du Gogjyou qui étaient déjà avec eux, huit potentielles recrues les suivaient au travers du village boueux. Ils avaient tous des particularités notables, même si l'oeil de Saya ne pouvait s'empêcher de repasser sur cet énergumène. Elle ne connaissait pas son prénom, mais pouvait deviner qu'il n'était pas de la région. Un air oriental ouvrait ses yeux comme s'il était habitué à l'obscurité. Elle ne pouvait pas l'observer autant qu'elle le voulait, mais le vert de ses pupilles qui tirait sur le doré lui plaisait, surtout au milieu d'un comportement assuré. Il y avait toujours la possibilité que l'homme soit un idiot fini, et que son assurance ne fasse que camoufler une incapacité de survie critique. Mais son arrivée au village était déjà un bon indicateur ; Saya verrait rapidement le reste se construire.

Leur route s'arrêta à la sortie du village, alors qu'ils dépassaient le puits à un bon rythme. Saya nota sans mal que certains mercenaires respiraient la fatigue : tant mieux. Peut-être que le tri se ferait de lui-même. Arrivé sur le seul chemin qui permettait de retourner vers la forêt, la jeune femme ralentit le pas jusqu'à s'arrêter. Face au groupe, elle attendit un instant avant de prendre la parole, pointant du doigt la forêt qui s'élevait dans son dos.

«Bienvenue à Fudo. Ce que je vais vous demander est simple. Vous avez jusqu'à ce soir pour me rapporter la plus grosse prise, ou le plus grand nombre de petits gibiers. Tous ceux possédants les résultats les plus satisfaisants pourront intégrer les Gogjyou.»

Le grand aux cheveux longs semblait ravi ; parmi les autres, les réactions semblaient mitigées. Elle sentit certains se mettre à râler, comme un homme rabattu sur lui-même et aux cernes aussi creusées qu'un lit de rivière bleu et violet.

«Mais nous sommes arrivés ce midi ! Et vous voulez qu'on reparte chasser sans nous reposer ?
— Car vous pensez que les démons et la famine vont attendre que vous vous reposiez ? trancha sèchement Saya.»

Tout le monde s'était redressé, piqué au vif par la remarque.

«Nous ne sommes pas dans une de vos grandes villes de la Capitale, ou l'armée est suffisamment présente pour que le peuple dans l'enceinte des murets ne s'inquiète de presque rien. Ici, nous devons lutter chaque jour pour notre survie. Nous devons chasser, préparer le gibier. Les ressources s'épuisent rapidement et tout le monde ne survivra probablement pas à l'hiver. Si vous n'êtes pas capable de repousser vos limites, vous n'aurez rien à faire parmi nous.»

Il lui semblait avoir été suffisamment claire, et puisque plus aucun commentaire ne sortait de toutes ces bouches, Saya se mit de profil en faisant en geste vers la forêt.

«A ce soir, messieurs.»

Tout le monde se mit en marche en même temps, comme si un éclair était tombé entre eux. Le plus grand aux yeux verts frôla peut-être d'un peu trop près Saya pour un inconnu, faisant douter la jeune femme des bonnes intentions du mercenaire ; mais il n'avait pas le sourire malveillant. C'était étrange, difficile à identifier, presque dangereux, mais alors qu'elle s'imaginait devoir répondre à une nouvelle tentative d'assassinat...

Tout le monde partit en direction de la forêt. Les épaules de Saya se détendirent alors qu'elle regardait les huit recrues potentielles prendre des chemins différents. Certains décidèrent de rester un groupe, peut-être pour augmenter leur chance, mais la grande majorité prit soin de ne pas croiser le chemin d'un autre participant, comme s'ils étaient en compétition. Ce n'est pas tout à fait un mal de penser de cette manière, souffla-t-elle intérieurement.

«Doma, je te laisse revenir ici régulièrement tout au long de la journée. Nous reviendrons accueillir les mercenaires survivants un peu avant la tombée de la nuit.
— Bien, cheffe.»

Ils retournèrent au village pour prendre la température de quelques affaires courantes ; Saya se retrouva rapidement débordées par le monde de micro-conflits qui avaient éclaté un peu partout à Fudo, même si la plupart des rixes trouvèrent une résolution aussi vite qu'elle ou l'un des siens apparut pour modérer les ardeurs des nouveaux arrivants. Saya ne s'inquiéta que peu du temps qui passait, même si Fendyel revenait régulièrement à la charge pour lui rappeler ô combien ce grand mercenaire aux yeux verts ne lui plaisait pas. Non loin de l'écurie, Saya s'arrêta alors qu'elle tenait dans ses mains le paiement en riz que lui avait promis l'un des paysans locaux.

«Fendyel, si tu continue à me harceler avec cette histoire, je vais croire que tu es jaloux !
— Jaloux ? D'un rustre mal éduqué qui n'a pour lui que son physique anormalement... hum... masculin ?...»

Saya sentait l'épuisement lui corrompre les vertèbres, aussi se contenta-t-elle d'un souffle nasal là où l'envie d'éclater de rire lui pris.

«C'est cela, oui, un physique masculin...»

Elle secoua la tête, bougeant ses longues mèches lavées du matin contre ses joues. Même si Fendyel était *jaloux ou quoique ce soit du genre, ce n'était pas comme si Saya avait pour objectif de se retrouver un compagnon. Non. Elle était bien mieux ainsi, esseulée dans ce monde brusque et sanguinaire. La jeune femme s'était difficilement fait une place, et la moindre compagnie masculine trop intime pourrait briser ses efforts à néants. Plongée dans ses préoccupations, Saya ne vit pas arriver Doma de leur domaine, le visage marqué par l'anxiété, une poche tâchée d'encre dans les mains. Quand il interpella le binôme, la jeune femme manqua d'en lâcher son sac de riz qui lui tendait les bras depuis un bon moment maintenant.

«Doma, par les dieux, qu'est-ce qui te prend de nous invectiver de la sorte ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Désolée, cheffe... mais je pense que vous allez comprendre de vous-mêmes.»

Sans attendre de commentaire supplémentaire, Doma tendit le sac qu'il avait dans la main en direction de Saya. Celle-ci mit un temps à comprendre, et commença par repousser délicatement le tissu qui couvrait l'intérieur de la sacoche. Ses yeux s'agrandirent en discernant ce qui ressemblait à des mûres, à la différence que ces baies étaient bien plus denses que les fruits indiqués.

«Des mange-démons... où as-tu trouvé ça ?
— C'était dans l'un des sacs des mercenaires arrivés ce matin.
— Tu les as fouillés ? s'enquit Fendyel d'un œil accusateur.
— Non, Fendyel, je ne les ai pas fouillé.»

Saya préféra s'interposer de son corps en se plaçant pile au milieu des deux hommes. Elle ne comprenait pas pourquoi ils semblaient autant s'en vouloir, mais leurs querelles quotidiennes lui donnaient régulièrement des maux de tête. Une main en l'air, la cheffe de clan força la concentration sur les fruits maudits.

«Doma, gronda-t-elle.
— Hem... ouais, c'est le vieux Jikan qui m'a interpellé quand je revenais du puits. Le sac avait roulé par terre alors qu'il passait le balais, il m'a de suite appelé quand il a vu...»

Tout en continuant son explication, Doma agrandit la toile qui se trouvait être bien plus grande qu'il n'y paraissait. Saya n'eut pas besoin d'entendre plus, surtout au vu d'à quoi servaient ces fruits.

«Un des mercenaires en a sur lui, conclut-elle.»

Il n'y avait plus de place pour les mauvais pressentiments ; quelque chose de terrible allait se produire. La panique commença froidement à lui envahir l'estomac, puis les muscles des cuisses, jusqu'à les fragiliser. Saya ne bougeait pas, son esprit encore agile, cherchant les meilleures solutions pour protéger le village. Quelqu'un avait récupéré des fruits pour attirer les démons et comptaient piéger d'autres personnes, ou tout simplement condamner le village.

«Ca n'a aucun sens, dit Fendyel dont les lunettes glissaient sur son nez, pourquoi...
 — On a pas le temps pour ça, coupa Saya. Doma, pars rassembler le plus de monde possible, et divise les en deux groupe. Les plus forts viennent avec moi dans la forêt, les autres se mettent aux tours et protègent l'enceinte du village si nécessaire. Fendyel, tu...
— Saya !
— Silence ! s'agaça la jeune femme, vas me chercher katana et arc, c'est un ordre !»

La frayeur transparut probablement trop dans les yeux de Saya ; elle se maudit de sa propre faiblesse, alors qu'elle imaginait ce que devait ressentir conjointement Fendyel comme Doma, deux personnes qui avaient vécus la bataille de la forêt Grise, deux ans plus tôt. Elle ne connaissait que le désespoir de n'avoir été qu'un témoin de la fatalité et du deuil. Elle ne se souvenait que de la brûlure à l'intérieur de sa chaire à l'annonce de tous ces disparus, et du poids des responsabilités qui ne tarda pas à déséquilibrer une enfant qui avait à peine appris à marcher.

«Maintenant, répéta la jeune femme.»

Saya n'était plus cette enfant terrifiée de prendre une place qui n'était pas la sienne. Saya avait forgé sa propre place, et comptait bien se montrer à la hauteur de ses propres attentes.

Jusqu'au premier soleil de marsWhere stories live. Discover now