Chapitre 1

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Les jours comme ça étaient toujours pluvieux, comme si le ciel voulait éponger tout le sang que versaient les hommes. Saya était à l'abri avec quelques uns des membres de son clan, tous vêtus d'un noir presque trop coloré pour la punition que chacun trouvait injuste. Mais elle n'avait pas le choix.

La boue se mêlait aux larmes de certains, tandis que tous regardaient dans la cour cet homme à genoux, au visage lavé par le feu et à l'air vaincu. Il baissait la tête, ne daignant pas regarder la lame que tenait son bourreau. Saya ne put s'empêcher de trouver tout ça ridicule. Mais elle n'avait pas le choix.

«Attends, déclara-t-elle d'une voix forte.»

Le bourreau avait arrêté son geste. La pluie lui donnait un air de statue coincée dans le temps, surtout avec ses vêtements de toile tellement trempés qu'on en voyait plus que vaguement les plis. Saya s'approcha de quelques pas jusqu'à sortir des planches surélevées. Quelqu'un s'approcha pour couvrir sa tête d'une ombrelle, mais elle l'arrêta d'un geste. Près du bourreau, Saya n'hésita pas à envelopper la poignée du sabre de ses doigts blancs qui avaient trop peu combattus, mais suffisamment pour être capable de manier une telle lame. Le cœur de la femme s'agitait ; les démonstrations de force n'avaient jamais été son fort.

«Gayu d'Oka, tu es condamné à mort pour avoir tenté de soulever les membres du clan Gogjyou contre moi. Que les dieux te veillent dans ton trépas.»

Elle se félicitait de ne pas avoir la voix qui tremblait. Condamner à mort un homme était quelque chose ; être celle qui lui ôterait la vie en était une autre. Sans savoir si elle attendait une réaction quelconque, Saya profita des quelques secondes de répit dans son coeur pour fermer les yeux. Les gouttes de pluie venaient se confondre sur le haut de son kimono, trempant le tissu fin collé à sa cuisse qui descendait jusqu'à sa cheville. Son chapeau de paille ne pouvait après tout pas retenir toutes les larmes des dieux, et c'était bien normal. Elle aussi, se devait de se mouiller.

Après avoir regardé une dernier fois le visage qui fut un jour celui d'un ami, Saya resserra son emprise sur le sabre. Elle était forte, mais pas suffisamment pour trancher la tête d'un homme d'un seul mouvement. Alors elle l'exécuta rapidement, tranchant d'abord la gorge pour ne pas avoir à subir ses hurlements plausibles, puis enfonça la lame dans sa poitrine, pile au niveau du coeur. L'homme ne mit pas longtemps à rendre un ultime souffle, qui s'écrasa au milieu du flot de bile, de sang et d'eau qui affluèrent à sa gorge. Saya tendit l'arme meurtrière à son confrère qui s'en saisit dans un geste solennel.

«Nettoyez le corps et exécutez les membres de sa famille, sans douleur.»

Saya se força à se tenir droite, mais quand elle ne vit ni n'entendit personne bouger, elle sentit la peur et l'agacement lui tordre l'estomac.

«Exécution ! tonna-t-elle un peu plus fort.»

Et immédiatement, tous les hommes présents se hâtèrent. On retira le corps au milieu de grands draps pour le brûler quand le temps sera plus clément. Saya vit tout le monde courir pour aller chercher des armes, ou se remettre à des occupations plus habituelles. Saya fit volte-face pour revenir à l'abris de la pluie, sous les tuiles que le vent malmenait un peu plus à chaque arrivée de l'hiver. Elle tourna dans son propre domaine jusqu'à atteindre ses quartiers privés, ou personne ne viendrait la déranger avant un moment. Elle hésita un moment à s'allonger sur son lit de paille et de plumes, avant de renifler à cette idée. Boire ? Non. Elle sortit dans le jardin pour se changer les idées, quand elle nota le sang humide contre ses doigts et sur le bas de son hakama.

«Bah voyons.»

La vision du sang ne la dérangeait plus depuis bien longtemps, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander ce que serait sa vie si elle ne s'était jamais mariée ou, plus simplement, si elle avait grandis ailleurs qu'au village de Fudo, dans un danger perpétuel. Un soupir dévala ses lèvres alors qu'elle se penchait près du bassin aux carpes. Malgré les gouttes de pluies qui ne cessaient de déranger l'eau, Saya mit un moment avant de reconnaître son propre reflet. Elle avait l'impression qu'une dizaine d'années se trouvaient en trop sur ses traits de femme. Quelques rides se formaient doucement aux coins de ses yeux, ou entre ses sourcils. Ses cheveux étaient toujours aussi sombre qu'un collier d'onyx ; mais ce qui avait changé, c'était ses yeux. Oh, Saya ne se trouva jamais petite fille innocente, elle avait été trop implémentée dans le monde des hommes pour ça. Non, mais encore deux ans auparavant, elle était capable de fermer les yeux sur les gestes réels qu'un chef de clan devait faire pour continuer d'asseoir son autorité, et protéger les siens. Ce n'était plus possible depuis longtemps.

Maudissant par jeu une couleur d'yeux qu'elle trouvait fatalement banale, dans un noisette presque ridicule, Saya finit par plonger les mains dans l'eau du bassin avant de se redresser et de repartir à l'intérieur. Elle ne cessait de penser à Gayu, l'ami de son mari plus que d'elle-même, mais tout de même. Le quinquagénaire s'était plus d'une fois démarqué par sa combativité contre les démons, ou par sa bienveillance envers les plus fragiles. Alors pourquoi, de toutes les personnes, avait-il fallut que ce soit lui qui formante une tentative d'assassinat contre Saya ? Méritait-elle vraiment un tel acharnement ? Non. Si Saya se laissait aller à ce genre de pensées, la mort deviendrait rapidement la finalité d'une pittoresque existence. Si elle faisait tout ça, ce n'était pas que pour elle, mais aussi pour tous ceux dont elle avait la charge. Un cognement à la porte de sa chambre lui arracha un nouveau soupir.

«Je suis occupée, lança-t-elle comme un ordre.
— Saya, c'est moi.»

C'était Fendyel. Saya hésita un instant avant d'entendre la suite ;

«Et j'ai une bouteille d'alcool.
— Vas-y, rentre.»

Elle se redressa légèrement contre le mur afin de ne pas paraître trop avachi. Fendyel était ce qui se rapprochait le plus d'un ami à ses yeux, mais il y avait des choses que la décence ne pouvait autoriser ; surtout pour eux. Elle vit apparaître l'homme aux lunettes rondes et à la peau d'albâtre avec, comme il l'avait promis, une bouteille en verre blanc à la main. Un silence de convenance accompagna sa démarche assurée jusqu'à ce qu'il vienne s'asseoir près d'elle. Saya ne lui en veut pas de chercher une telle proximité ; même s'ils ne se touchaient pas, sa présence était suffisante.

«Il y a des chariots qui arrivent de la Capitale, demain.»

Saya prit le temps de noter l'information alors qu'elle recevait son gobelet d'alcool.

«Combien de mercenaires ? demanda-t-elle d'un voix las.
— Une dizaine. Nos coursiers n'étaient pas les plus rapides, à cause du temps, alors je manque d'informations.»

Une pause. Ils levaient distraitement leur verre avant de le boire, certainement en la mémoire de ceux qui ne verraient pas le temps s'éclaircir.

«Tu as fais le bon choix, Saya.
 — Tu connais mon avis sur les moments où tu tentes de te montrer bienveillant.
— Il me semble quand même nécessaire de te le dire. Je pense que tu as fais le bon choix. De t'avancer, de les exécuter, et d'exécuter les familles des dissidents. Comme ça, tu t'épargne...
— Je sais exactement ce que ça m'épargne, s'agaça Saya. Fendyel, nous n'avons rien inventé ! Les hommes ont toujours fonctionné de la même manière. Je subis déjà les querelles de mes propres hommes à propos de mon autorité, je ne veux pas avoir à gérer la vengeance de parents ou d'enfants de personnes que j'aurais tué...»

Elle finit d'avaler le fond de son verre avant d'en quémander un autre. Fendyel ne répondit rien ; mais la dernière invective n'attendait aucune réponse, de toute façon.

«Il y a autre chose dont je voulais te parler, Saya.
— J'écoute.
— Nos forces sont maigres. La tragédie de la mine a condamné une bonne partie de nos ressources, et on a pas produit assez de riz comparé aux années précédentes. La moindre attaque de démons nous condamnerait défintivement. Saya...»

La cheffe de clan fermait les yeux. Elle devinait la voix de Fendyel avant même de l'entendre.

«Je ne pense pas que l'on reverra le soleil de février.»

Le tragique de sa voix ne s'attira qu'un début d'hilarité saccagée dans celle de la jeune femme, qui haussa les épaules.

«Nous aurons qu'à survivre jusqu'au premier soleil de mars, alors.»

Ils sourirent ensemble, mais la mort les guettait plus proche que jamais. Demain, ils recruteraient des mercenaires pour affronter l'hiver. Saya ne comptait pas voir périr ce village qui avait si bien tenu toutes ces années.

Jusqu'au premier soleil de marsWhere stories live. Discover now