VI - Deuxième tentative

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Cependant, en rentrant dans son studio, Alexandra ne put s'empêcher de considérer la suggestion de ses amis. Après tout, il avait l'air vraiment sympa ce Félix Eurus. Bon, elle ne se voyait pas tellement lui faire du gringue, parce qu'il avait quand même le double de son âge ou à peu près. Mais si elle réussissait à gagner son amitié...

Elle secoua la tête pour en chasser cette idée saugrenue. « N'importe quoi, Alex. Cherche un vrai plan. Un plan qui ne nécessite pas de compter sur quelqu'un d'autre. »

Assise en tailleur sur son lit, son énorme carton posé à côté lui servant de table, elle approcha le fil d'étain de son fer à souder. Elle se surprit à penser que c'était tout de même un peu grâce à Félix Eurus qu'elle avait pu acheter de quoi fabriquer son prototype. Certes, cela lui avait coûté une voiture, dont elle aurait pu tirer un meilleur prix si le rétroviseur n'était pas cassé, mais tout de même... Sans lui, elle n'aurait jamais pensé à sacrifier sa voiture. Elle essuya la pointe de son fer sur une petite éponge humide, puis elle le remit sur son support. Elle contempla son prototype. Il était loin d'être terminé, mais Alexandra sourit tout de même devant sa demi-invention. Elle allait y arriver.

Alexandra entendit la clé tourner dans la serrure de l'appartement de Kendra, suivi de ses pas dans l'escalier. Elle retint son souffle. Elle attendit encore cinq minutes, pour être certaine que Kendra était partie, puis sortit de chez elle. Elle ne voulait pas être surprise par son amie, ni par quiconque, d'ailleurs. Une fois dehors, elle contourna son immeuble, profitant de la nuit tombée pour se soustraire à tous les regards. Lorsqu'elle fut certaine d'être seule, elle leva les yeux, appréhendant la distance qui la séparait du toit. Elle fut prise d'un léger vertige. Mais elle était déterminée. Elle serra les bretelles de son sac à dos, saupoudra un peu de talc sur ses mains moites et se lança dans l'ascension.

Alexandra n'avait jamais fait d'escalade de sa vie, pourtant elle s'était naïvement dit qu'escalader la façade de son immeuble jusqu'au toit était une bonne idée. Rien qu'atteindre le premier étage fut une épreuve. Alexandra réalisa qu'il était beaucoup plus difficile qu'il n'y paraissait de hisser son propre poids à la seule force de ses bras. « Les films d'action nous mentent », pensa-t-elle en sentant une ampoule se former sous le majeur de sa main gauche. 

Elle s'accrocha malgré tout au rebord de la fenêtre de sa voisine de palier. Tous ces efforts pour n'arriver qu'au premier étage... Alexandra se sentit soudain très stupide. Elle aurait pu aller frapper chez Greg du 4e, pour passer par sa fenêtre. Ainsi elle n'aurait eu que 6 étages à escalader. Même s'il était peu probable que Greg la laisse emprunter sa fenêtre. Ils n'étaient pas vraiment proches et Greg était particulièrement respectueux des règles. Il n'aurait certainement pas cautionné le plan foireux d'Alexandra. Bien sûr, elle aurait pu mentir. Mais comme on l'a vu plus tôt, Alexandra et le mensonge, ça faisait deux.

Elle posa son pied sur le rebord de la fenêtre. Elle y était, elle avait escaladé le premier étage ! Plus que neuf. Elle fit une pause, le temps de reprendre son souffle. Son sac à dos ne l'aidait pas. Elle n'avait pourtant mis que le strict nécessaire, mais il lui paraissait déjà peser une tonne. Alexandra rassembla ses forces et commença à chercher une prise pour monter jusqu'au 2e. Alors, une lumière s'alluma et la fenêtre au-dessus d'elle s'ouvrit. Alexandra se plaqua contre le mur. Elle entendit une voix de femme s'adresser à quelqu'un dans l'appartement. La voix était terriblement proche. Alexandra retint sa respiration. Elle se serrait autant que possible contre le mur, rêvant de se fondre dans le crépi. Une petite pluie de cendre passa devant ses yeux. La femme fumait. Bien. Il lui suffisait d'attendre qu'elle ait terminé sa cigarette, en priant pour qu'elle ne baisse pas les yeux, et Alexandra pourrait reprendre son ascension.

Les cinq minutes qui suivirent lui semblèrent des heures. Tendus des pieds à la tête, les muscles d'Alexandra commençaient à lui faire mal. Elle évita de penser aux courbatures qui l'attendraient le lendemain. Elle s'en fichait, elles en valaient la peine.

Enfin, la fenêtre se referma et la lumière s'éteignit. Alexandra attendit encore un peu, le temps que ses yeux se réhabituent à l'obscurité presque totale. Puis elle s'y remit. Alors qu'elle s'apprêtait à se hisser au 2e étage, elle crut voir quelque chose bouger dans sa vision périphérique. Le mouvement la déstabilisa et elle glissa. Elle se rattrapa de justesse, son coeur affolé battant sa protestation dans sa poitrine. Alexandra s'accrochait à sa prise avec la force du désespoir, crispée contre le mur de son immeuble. Elle commit alors l'erreur fatale de vérifier s'il y avait quelqu'un dehors, susceptible de la voir. Baissant les yeux vers le sol, elle fut prise de vertige. La force quitta ses mains tremblantes et la chute fut inévitable.

Les yeux d'Alexandra ne lui avaient pas joué de tour. Il y avait bien quelqu'un au pied de l'immeuble. Un homme à la barbe et aux longs cheveux hirsutes, vêtu d'une veste kaki, qui se précipita vers elle. Alexandra était tombée sur son bras gauche. La douleur lancinante qui irradiait de son bras ne lui laissait aucun doute : il était cassé. L'homme se pencha au-dessus d'Alexandra, vérifiant qu'elle était consciente. Il était accompagné d'une odeur rance qui fit froncer le nez d'Alexandra. Elle se redressa doucement, des larmes de douleur commençant à picoter le coin de ses yeux. Le cri qu'elle avait poussé en tombant avait alerté certains voisins, qui vinrent se pencher à leur fenêtre pour voir ce qui se passait. Ce fut le cas de la femme à la cigarette du 2e, d'un homme au 6e et du richissime propriétaire du penthouse qui daigna s'appuyer à la rambarde de son balcon pour jeter un oeil suspicieux dans la rue.

-Qu'est-ce qui se passe ? Demanda la femme à la cigarette. Vous avez besoin d'aide ?

-Non, non, ça va ! Répondit Alexandra, tâchant maitriser le tremblement de sa voix.

-Qu'est-ce qui s'est passé ? Cria l'homme du 6e, comme un écho de la femme à la cigarette.

-J'ai trébuché, à cause de l'obscurité, cria Alexandra d'une voix trop aiguë.

-Ah ça... Grogna la femme du 2e. Foutu manque d'éclairage public !

Puis elle referma sa fenêtre, tout comme le voisin du 6e. Au 10e cependant, deux yeux continuaient de briller sur la terrasse.

L'homme à la veste kaki ricana doucement, pas dupe du mensonge d'Alexandra. Celle-ci se releva en grimaçant.

-Tu devrais aller à l'hôpital.

Alexandra chercha le regard de l'homme dans le noir.

-Non, ça ira.

Il s'approcha d'elle et prit son bras. Alexandra poussa un petit cri.

-Il est cassé, constata l'homme. Viens.

Il lui tourna le dos, se dirigeant vers la rue principale, mais Alexandra ne le suivit pas. S'en rendant compte, l'homme revint sur ses pas.

-Ne fais pas l'imbécile, viens.

Alexandra le considéra encore un instant, hésitante. L'obscurité l'empêchait de voir ses traits, mais elle était pratiquement certaine que c'était un habitant des sous-sol. L'homme comprit la méfiance d'Alexandra.

-Oh et puis après tout, fais ce que tu veux, je m'en contrefous.

Il tourna les talons. Sans réfléchir, Alexandra l'appela :

-Attendez !

L'homme se retourna.

-Je n'ai pas de voiture... L'hôpital est loin à pied ?

-Suis-moi, répondit simplement l'homme.

Alexandra le rejoignit. L'homme marchait avec souplesse, familier du moindre nid-de-poule. Il semblait y voir comme en plein jour. Il était sans cesse obligé de s'arrêter pour s'assurer qu'Alexandra ne trébuchait pas. Enfin, il gagnèrent une grande artère, éclairée. Alexandra put mieux voir son guide. Elle manqua de hurler quand elle vit une longue queue lisse et noire pendre sur son épaule. À moitié dissimulé dans les cheveux de l'individu, se trouvait un énorme rat d'égouts. L'homme remarqua le regard dégoûté d'Alexandra. Il s'adressa alors au rat.

-Va m'attendre à la maison.

Le rat descendit le long de son dos, accrochant ses griffes dans le tissu de sa veste, puis il sauta sur le trottoir et se faufila par le premier avaloir venu.

L'homme se remit en route, suivi par Alexandra, mal à l'aise. Après vingt bonnes minutes de marche silencieuse, ils arrivèrent devant la porte des urgences.

-Voilà, dit simplement l'homme avant de disparaitre dans la nuit. 

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