I - Le rendez-vous des désespérés

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Alexandra patientait entre les quatre murs couleur morose d'une salle d'attente de la C.P.D., la Centrale des Projets en Développement. C'était un lieu à l'appellation suffisamment vague pour être devenu un fourre-tout sans queue ni tête. C'était là que les gens des rez-de-chaussée, 1er et 2e étages venaient se faire culpabiliser par un agent de l'État parce qu'ils sont des assistés qui ne contribuent pas à la vie de la société par la vente à tarif réduit de leur force de travail. C'était là que les habitants des 3e et 4e étages venaient quémander quelques sous pour monter leur micro-société et s'endetter pour le reste de leur vie. C'était là où l'on était confronté avec le plus de virulence à l'absurdité administrative, à la tentative illusoire de faire rentrer des existences entières dans des cases, au décalage abyssal entre l'idéal auquel chacun aspire et l'aberrante brutalité de la réalité.

Alexandra était ainsi assise sur une chaise en plastique, tournant le dos au guichet d'accueil de la C.P.D. (ou Centrale des Pauvres Désespérés). Elle avait rendez-vous à 10 heures, il était 10 heures 12 et Alexandra attendait toujours. C'était un phénomène récurrent que le retard à la C.P.D. Les agents devaient penser que ceux qui sollicitaient leurs services n'avaient rien de mieux à faire, que puisque leur temps n'avait aucune valeur, qu'ils attendent d'être reçus sur une chaise en plastique inconfortable ou qu'ils glandent allongés sur leur matelas d'occasion payé grâce aux allocs' ne faisait pas grande différence. La jambe droite d'Alexandra tremblait, faisant battre son pied convulsivement contre le linoléum. Plus elle patientait, plus sa nervosité grandissait, car plus elle avait le temps d'imaginer tout ce qui pourrait mal se passer. Alexandra ne cochait pas les cases. Elle travaillait sans être payée. Elle habitait au 1er étage tout en refusant les emplois alimentaires sous-payés proposés par sa conseillère parce qu'elle avait le prétention d'accéder aux métiers prestigieux des 5e, 6e, voire 7e étages.

Alexandra était ingénieur. Ingénieur amateur et sans diplômes, mais elle avait des idées et de la volonté. La seule entrave d'Alexandra dans le projet d'Alexandra, c'était Alexandra. Ou plus précisément, le complexe d'infériorité d'Alexandra.

Si Alexandra patientait dans la salle d'attente de la C.P.D., c'était pour obtenir une place dans un programme d'accompagnement de jeunes ingénieurs afin de leur permettre de concevoir un prototype fonctionnel et ainsi leur laisser une chance de créer un produit innovant à même de séduire les foules.

Enfin, sa conseillère entra dans la salle d'attente. Elle adressa à Alexandra un sourire débordant de rouge à lèvres, l'invitant à la suivre. Elles marchèrent dans un dédale de couloirs gris, jusqu'à un ascenseur. Alexandra retint son souffle. La conseillère tapa un code sur le boitier fixé sur le mur et les portes métalliques s'ouvrirent. Alexandra suivit sa conseillère à l'intérieur. C'était la première fois de sa vie qu'elle montait dans un ascenseur.

Les ascenseurs étaient réservés aux habitants du 5e étage ou au-dessus. Ils avaient tous un code afin d'éviter que les indésirables des étages inférieurs ne s'aventurent trop haut. En plus du digicode, les ascenseurs étaient munis d'une petite serrure dont seuls les habitants du 10e avaient la clé.

L'ascenseur s'arrêta au 5e. Les portes s'ouvrirent, la conseillère sortit et Alexandra la suivit. De nouveau, dédale de couloirs, beige cette fois. Enfin, elles s'arrêtèrent devant la porte vitrée de celui qui avait entre ses mains le destin d'Alexandra. La conseillère frappa, le requin lui fit signe d'entrer. 

(NB : dans cette histoire, "requin" est un terme familier désignant spécifiquement les banquiers et les financiers) 

Il se leva à demi pour les inviter à prendre place sur les deux chaises en face de son bureau. Les mains d'Alexandra avaient la moiteur d'une piscine municipale au milieu du mois d'aout. Sa nervosité, lovée dans le creux de son estomac, l'empêchait de parler. La conseillère le fit donc à sa place, sans pouvoir réprimer un regard désolé en direction d'Alexandra. Le requin, appuyé contre le dossier de sa confortable chaise de bureau, les doigts de sa main gauche collés à ceux de sa main droite, écoutait poliment. Puis il se tourna vers Alexandra. Sa chemise impeccable semblait infroissable.

-Et ça marche votre truc ?

D'une petite voix, évitant de regarder le requin dans les yeux, Alexandra répondit :

-En théorie.

-En théorie ? Répéta-t-il. Il va nous falloir un peu plus que de la théorie madame.

Alexandra pinça les lèvres. C'était typique des requins. Ils proposent de vous financer pour que vous puissiez travailler tranquillement sur un projet, mais ne vous financent que si le projet est déjà terminé...

-La théorie est solide. J'ai juste besoin de fonds pour...

Le requin fit une moue indiquant que la réponse d'Alexandra ne lui plaisait pas. Elle détourna le regard, se sentant déjà vaincue. Sa conseillère prit en charge la fin de l'entretien, laissant à Alexandra la liberté de rêver d'être ailleurs.

Elles sortirent du bureau du requin, reprenant le même chemin vers les ascenseurs en silence. L'entretien n'avait duré que dix minutes. Une fois hors de portée des gens du 5e, la conseillère d'Alexandra s'adressa enfin à elle :

-Bon, eh bien, c'est raté. Je ne vais plus pouvoir vous couvrir auprès de l'administration vous savez. Surtout si vous ne faites aucun effort.

Alexandra, championne dans la discipline, détourna le regard, qu'elle concentra sur les boutons de l'ascenseur. 5-6-7-8-9-10.

-Enfin, vous voyez bien que leur protocole est absurde, objecta Alexandra. Ils proposent une aide à la création, mais ils la donnent a posteriori. Comment je suis sensée vivre en attendant ? Comment je suis sensée travailler sur mon prototype dans de bonnes conditions si je n'ai pas un coquillage pour acheter le matériel dont j'ai besoin ?

La conseillère soupira. Le regard d'Alexandra s'attardait à présent sur la petite serrure dorée à côté du bouton 10. C'était une toute petite serrure, discrète, dont le design se voulait élégant, mais qui aux yeux d'Alexandra, suintait l'indécence. 

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