Le sang ne ment jamais

Les mages et les alchimistes

— C'est une mission suicidaire ! Il nous a condamné !

Mane murmure plus pour elle-même que pour Orian.

Elle comprend que la cible n'est pas une chose inerte mais bel et bien un être vivant. La pénombre s'éclaircit au fur et à mesure que leurs yeux s'adaptent à l'environnement. Il n'y a qu'eux deux dans cette chambre étroite au style dépouillée où le seule meuble remarquable est un petit berceau dans lequel dort un nourrisson. Le bébé à les poings fermés, les bras au-dessus de la tête, une respiration forte, presque un ronflement accentué par des petits bruits de succion.

— Il tète sa langue, chuchote Mane, encore pour elle-même.

Parler toute seule lui permet à Mane d'évacuer une partie de son anxiété. Elle fixe la petite langue rose au bout pointu de l'enfant. Un rictus indéchiffrable se dessine sur sa bouche. Elle est en train de faire l'incantation de l'appel au calme, ce qui rigidifie sa posture, Mane veut retenir une pulsion. Elle a une énorme envie de mordre et de serrer très fort contre sa poitrine le bébé. Les secondes s'écoulent dans un silence tendu. Combien de temps s'est-il passé  ? Quelques secondes depuis leur irruption dans la chambre. L'analyse de toutes les informations nouvelles et les questionnements leur ont fait perdre le fil et étiré le temps plus que de raison. Troublée par ses propres émotions, Mane n'a pas encore fait le moindre mouvement, toute son attention est absorbée par la contemplation du nourrisson.

— On fait quoi  ?

Orian est davantage essoufflé. Il a réussi une lévitation et une téléportation pour s'introduire sans bruit à destination. Il est fier de lui, mais sans public pour le féliciter il détend ses épaules et arrête de bomber le torse. Mane n'est pas du genre à faire des compliments  : s'il cherche à lui soutirer un commentaire elle lancera une critique acerbe. Ce n'est pas le moment de diminuer sa confiance en soi, cette activité est cruciale pour la survie du Coven.

Utiliser le Pouvoir aussi longtemps demande de l'endurance physique et de l'entraînement, il sait qu'il a accompli un petit exploit : il aura le temps de se vanter une fois l'objectif achevé. La mission, il y repense tout à coup, trop confus et convaincu que sa mémoire lui a joué un tour il appuie machinalement sur le bracelet accroché à son poignet gauche. Un halo de lumière s'allume et projette sur sa paume les instructions. Avec son pouce de la même main il feuillette les informations sur la mission jusqu'à tomber sur la directive finale.

« Extraire le plus précieux et neutraliser définitivement la cible. »

Avant le départ la consigne obscure inquiétait le duo, mais Archibald, le premier mage, avait assuré qu'ils sauraient quoi faire en arrivant. Orian compris dès l'instant où il vit le bébé que les donneurs d'ordres n'avaient pas voulu laisser de traces compromettantes pour leur réputation. La rédaction du mémo pour cette mission secrète discréditerait son auteur.

— Je n'ai pas été formée pour effectuer des prises de sang sur un nourrisson. J'active un bulle infrasonore au cas où il se met à crier.

Mane appuie sur un mécanisme accroché à sa ceinture créant une légère vibration qui a fait se redresser en un frisson les poils de sa peau.

— Il te reste du sucre ?

— Du sucre  ?! Pour le bébé  ? Pourquoi faire  ?

Orian n'entend pas ce qu'elle dit, il lit sa réponse sur les lèvres de Mane. Ce n'est pas la première fois qu'il le fait. Il connaît sa bouche par cœur, sa lèvre inférieure a un contour brun naturel et rosie vers l'intérieur tandis que celle supérieure d'un brun uni laisse apparaître une jolie empreinte d'ange bien marqué.

— Ma mère nous donnait un sucre quand on se faisait mal, elle disait que ça engourdissait les sens et aidait à diminuer la douleur, se sent-il obligé de justifié en haussant les épaules face au regard perplexe de Mane.

Mane farfouille dans un petit sac noir qui entoure sa taille et sort un bâtonnet stick. Elle pose doucement le stick de sucre sur les lèvres du bébé qui en le goûtant accélère sa succion.

—  Cette minuscule merveille va tout me téter et je n'aurai rien pour le retour !

Se sentant protéger par la bulle infrasons, Mane s'autorise à sourire et avec une délicatesse gauche caresse le duvet d'une couleur indéfinissable, ni brun ni blond, sur la tête du nouveau-né. Elle arrête sa caresse avec l'agilité de ceux qui ont répété sans cesse le même exercice et de sa main droite sort un petit stylo et pique en un éclair le pied de l'enfant à travers son pyjama. Le bambin ne réagit pas et continue de téter le bâtonnet de sucre.

— Comment est-on supposé neutraliser définitivement le bébé ?

Orian se passe la main dans les cheveux, enlevant une mèche imaginaire sur son front, pendant qu'il répète la question.