Je me sens lourd, contrairement à ce premier décembre qui virevolte dans ma mémoire avec fracas. A l'époque, j'avais eu la sensation de respirer, de me relever d'entre les vagues salées, de réussir enfin à nager, de réussir à flotter, le courant ne m'emportait plus, j'avais le contrôle, muscle saillants hors de l'eau glacée, navire non pas échoué mais dévié. Hector m'avait effleuré, j'avais cru flamber, poésie enflammée d'artistes embrasés. Maintenant j'étais cendres éparpillées.

Autrefois, ses silences étaient éloquent. Ils me disaient tout ce que je devais comprendre, ils me déclamaient sonnets et blasons, ils me chantaient maintes paroles, ils me parlaient de tout et de rien. Nous ne savions jamais parler, notre amour avait été poésie saugrenue, câlins et baisers chauds comme l'âtre de chez nos grand-parents. Son regard-fenêtre m'avait ouvert le monde. Mais ma monstruosité n'était pas devenue héroïque à travers toi. Elle m'était reflétée, noirceur complète, immondice ternie par mes propres traits. Elle me dégoutait tant que j'ai dû fuir, courir vers un monstre pire que moi, un monstre qui me faisait paraître moins grotesque, moins répugnant, moins sanguinolent.

Mon reflet dans ses yeux me montre un homme un peu éreinté, biscornu toujours, anguleux, distordu comme un fil métallique. Un garçon aux cheveux un peu trop longs, encore, au regard creusé de fatigue, aux dents légèrement jaunies par le café et le trop-plein de nicotine, aux yeux ovales comme des ballons de rugby. Demi-monstre un peu éclaté, créature un peu assommée, d'un puzzle non-terminé, un sac de farine éventré, une fontaine asséchée. Décousu, fragment d'irréel, conséquence d'un monde déréalisé. Crevé, effacé dans les esquisses d'un sketch.

Galaxie égratignée, son genou saigne, des bleus se dessinent sur ses jambes calcinées. Est-ce-que je suis condamné à vivre un cercle vicieux, une histoire qui se répète sans fin comme le cycle de la vie, comme les étapes de la nature? Est-ce-que je suis coincé dans un manège qui ne cesse de tourner, est-ce-que je peux enfin me séparer de mon enveloppe monstrueuse pour devenir un humain? Entier?

Quand est-ce qu'Hector a arrêté d'être mon Dionysos souriant?

" J'aurais tant aimé être quelqu'un de correct." je murmure à demi, comme si chuchoter changerait quoi que ce soit à ce que je raconte " Ma santé mentale, mes traumas, ma colère, mes blessures, rien ne justifie ce que j'ai fait. Loin de là. C'est pas ça que j'essaye de dire. Je suis quelqu'un d'emmêlé, de fracassé, qui n'a de constant que son mal-être. Mon cerveau est un charabia, ma douleur est comme une couverture qui me protège de la réalité. Si je continue de souffrir alors je suis, alors j'existe, alors j'ai une place dans le monde, un rôle. Ma souffrance se miroitait contre ta réussite, contre ta hargne, contre ta valeur. Je ne voyais plus ma souffrance comme une béquille mais comme la blessure elle même, je ne voyais que mon négatif, que ce trou béant qui avalait tout le bonheur que tu m'offrait pour en faire de la merde, de la merde puante et répugnante. J'étais mal, mal pas par ta faute mais uniquement par la mienne, parce que j'étais tellement cassé que je ne pouvais plus profiter du soleil, que je ne pouvais plus bronzer sous tes beaux rayons bronzés. Tu étais tout ce que je n'étais pas, tu étais à la fois mon refuge et celui qui dénonçait mon insuffisance. Tu ne m'as jamais fait me sentir comme quelqu'un d'insuffisant. Mais le monstre en moi me hurlait qu'à côté de toi, Hercule de la vie moderne, j'étais un moins que rien. Mon talon était devenu mon corps entier, mon âme consumée. Je ne sais pas comment ça s'est traduit en allant chercher Thomas, lui que je détestais. Je pense que je voulais l'insulter, le détruire, puisqu'il avait ruiné mon âme, qu'il m'avait rendu monstre. Je ne sais pas comment la pire des passions se transforme en quelque chose d'aussi gloquement beau.C'était dégoutant et je le savais et je savais que je faisais quelque chose de mal et de répugnant et de destructeur mais le monstre m'avalait et je ne voyais pas de sortie. Je n'essaye pas de me donner des excuses, je t'explique parce que tu mérites de savoir que tu n'étais jamais le problème, tu as toujours été assez, tu étais plus qu'assez, tu étais génial et grandiose et romantique et tout ce dont j'avais besoin. Mais je ne suis pas assez réparé pour épauler un être aussi magnifiquement entier."

Les larmes coulent sur mon visage, silencieuses. La galaxie de sa peau brille. Ses constellations coulent. Il pleure.

" Merci."

Il se lève, dépose un billet sur la table.

" Je pense que je vais y aller. Athena m'attend."

J'hoche la tête.

" Oui, oui, bien sûr. Merci d'être venu, Hector."

" Au revoir, Achille."

"Au revoir."

Je sais que c'est un adieu. Mais je sais déjà que je le reverrai un jour. Quelque part. Pour une raison ou une autre. Je ne le laisserai pas quitter ma vie à jamais. Il est trop rond, trop jaune, trop doré.

" Je t'aime, Hector."

Sourire clopiné.

" Je sais."

" Pour toujours."

" Je sais."

"Même si ça ne sera jamais assez."

" Je sais."

" Dis-le moi, s'il te plaît. Une dernière fois."

" Je t'aime, Achille. Jusqu'à ce que les étoiles arrêtent de briller."

AchilleWhere stories live. Discover now