19 - C'est gay et bon !

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Automne 2022


— C'est gay et bon !

Je fronce les sourcils et lève la tête vers Rahim, un élève de mon école avec qui je m'entends bien. Sora l'apprécie beaucoup aussi. Nous sommes vite devenus amis avec lui et passons la plupart de nos repas tous les trois.

Il est en train d'avaler sa pizza. Je suis convaincu qu'il ne la mâche même pas tant il va vite pour l'engloutir. S'il continue, il va s'étouffer...

Je pose ensuite mon regard sur Sora pour l'interroger, mais il n'a pas l'air de comprendre ce que mes yeux tentent de lui dire.

Est-ce que je suis le seul à trouver la phrase de Rahim bizarre ? Il semblerait que oui.

— Qu'est-ce qui est gay et bon ? finis-je par demander.

— Hein ?

— Tu as dit « c'est gay et bon », de quoi tu parlais ?

Le silence accueille ma réponse. Rahim cesse même de manger. Et soudain, les deux hommes se mettent à rire. Je me demande ce que j'ai bien pu dire de si drôle...

— Pas « gay et bon », m'explique Sora. « Gavé bon ».

— Parce que tu trouves que ça a plus de sens ? soupiré-je.

Franchement, ils se moquent de moi, mais c'est eux qui sont stupides.

— C'est comme les chocolatines, me dit Rahim.

— Les pains au chocolat ? m'étonné-je.

— Ouais, voilà.

OK, je ne comprends vraiment rien. Et Sora rit tellement fort que tout le monde nous regarde, maintenant. Pour quelqu'un qui n'aime pas attirer l'attention, je trouve qu'il est un peu trop bruyant... Et il m'agace, en plus !

— Arrête de rire et explique-moi ! crié-je, en rougissant.

Mon petit ami cesse de se moquer pour ne garder qu'un beau sourire sur le visage. Il glisse sa main sur la mienne. Mes battements de cœur se calment, mais mes joues restent bien chaudes.

J'ai encore du travail pour cacher mon embarras.

— C'est un truc de Bordeaux, m'explique Sora. Ils disent « chocolatine » au lieu de « petit pain au chocolat ».

— « Pain au chocolat », le coupe Rahim. Y'a que vous qui ajoutez le mot « petit » devant. Je peux te dire que les nôtres ne sont pas petits.

Sora écarte sa remarque d'un geste de la main avant de reprendre :

— Et ils mettent « gavé » à toutes les sauces. Pour eux, c'est comme « trop » en fait. « C'est trop bon » devient « C'est gavé bon ».

— Ma prof au collège n'arrêtait pas de nous reprendre, elle disait qu'on gavait les oies, c'est tout, ajoute Rahim en riant.

Les Bordelais ont des expressions vraiment bizarres... Je connaissais le coup des chocolatines, toute la France connaît ce mot, mais « gavé », c'est une nouveauté.

— Y'a d'autres trucs comme ça que je dois savoir pour ne pas avoir l'air bête à notre prochaine soirée étudiante ? demandé-je.

— Ici, on dit des poches et pas des sacs.

— Quels sacs ?

— Les trucs qu'on te donnait avant au magasin pour les courses, si c'est en plastique, tu appelles ça une poche.

— Non, j'appelle ça un sachet.

— Un sachet ? Pas un sac ?

Je secoue la tête.

— À Bordeaux, c'est une poche, répond-il en riant.

Est-ce que mon ami va se vexer si je lui dis que c'est absurde et qu'une poche, c'est dans un vêtement, éventuellement dans le corps d'une femme ou animal qui porte un bébé, mais certainement pas le truc pour transporter ses courses ? Sûrement pas, mais je vais quand même éviter.

Il va falloir que je m'habitue aux drôles d'expressions de la région.

— Hey, dis-toi qu'à Marmande, ils appellent ça un aiguise-crayon, reprend Rahim en sortant un taille-crayon de sa trousse.

Sora se met à rire de ce nom ridicule. S'en suit une discussion sur les expressions de chaque région. Notre ami est curieux de connaître celles de chez nous, mais Sora et moi n'en avons pas vraiment à partager avec lui. Mon petit ami est arrivé en France très jeune, mais il n'a pris aucun tic de langage, pas plus que moi. J'imagine que nous en avons, mais nous y sommes tellement habitués qu'aucun exemple ne nous vient. Ce qui déçoit Rahim qui dit que nous ne sommes vraiment pas drôles. Mais pour lui, nous ne le sommes jamais assez. Il trouve tout le monde trop sérieux.


La suite du repas se déroule dans la bonne humeur. Nous parlons de nos cours et de la prochaine soirée étudiante qu'on regrettera dès le lundi quand il faudra reprendre les cours sans avoir eu le temps de décuver – pas moi, je ne boirai pas, je me le promets. Et soudain, alors que le calme est revenu à table, Rahim dit :

— J'aime bien l'expression « gay et bon », on devrait la garder. On crée notre propre région et notre propre dialecte.

Sora et moi nous regardons, puis nous nous mettons à rire, très vite rejoints par notre ami. Je crois qu'avec lui, nous allons refaire le monde, ou au moins les expressions françaises.

Les étoiles de décembre - Histoires bonusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant