Mon début d'amusement disparaît dans un souffle. Mon regard tombe sur ma Suzie, fuyard.

- Tu l'aurais fait si tu avais su ?

- La question ne se pose même pas, Jasper.

- Je ne serais pas resté, j'admets difficilement.

Je relève mon attention sur lui pour le voir encaisser mes paroles. Je ne suis pas un menteur, je ne peux pas lui dire ce qu'il souhaite entendre. À cette époque, j'étais bien trop aveuglé par la colère et la haine. Et parfois, encore aujourd'hui, elles m'effleurent, tel un mirage du passé.

J'écarte un peu plus la portière en signe de départ. M'attarder ici est bien trop risqué. Je renvoie incontestablement l'image d'un métamorphe qui part la queue entre les jambes. Et ça, aucun d'eux ne l'acceptera.

- Et si je te demandais de rester, le feras-tu ?

- Ne le fais pas. Ne me le demande pas.

- Jasper.

- Carl, je l'interromps sèchement.

- C'est simplement Carl désormais ?

Je pose mes fesses dans le siège conducteur et dérive mes prunelles foncées vers lui. Il n'a pas bougé de là où il est et m'observe être sur le départ, sans rien faire. Et intérieurement, je l'en remercie.

La main autour de la poignée de la portière, j'inspire brièvement et passe ma langue sur ma lèvre inférieure.

- Tu m'as manqué, vieux con.

- Toi aussi, tu m'as manqué, Jasp.

- N'avertit personne de mon départ.

- Comme tu voudras.

- Puissions-nous nous retrouver.

- Puissions-nous nous retrouver, confirme-t-il dans un souffle.

Je referme la portière dans un claquement et mets la clé dans le compteur dans un sourire de bienheureux. Sortir cette phrase, en écho avec cette série tv, me réjouis plus que de raison. Parce que je sais à quel point elle est significative, à quel point elle est marquante. À quel point, inconsciemment, j'espère qu'elle soit vraie pour nous.

Je démarre le moteur, l'attention rivée sur Carl. Peut-être que cette phrase fera en sorte de nous réunir pour de bon, un de ces jours. Bien que j'aie peu d'espoir pour ça, je sais que ça ne se produira pas. C'est bien mieux comme ça. Je ne trouverais jamais un endroit, un lieu, qui me ferait me sentir comme à la maison. Un endroit qui, dès que je le quitterais, me donnera envie d'y retourner. Un endroit qui me donnerait cette sensation agréable et chaude d'être chez soi.

Alors que je m'éloigne, j'ose un regard dans le rétroviseur. Aucune tête familière ne me court après, aucune connaissance ne tend la main vers moi pour me retenir. Même Carl n'est plus là. Ici, dans cette voiture, il y a juste moi. Comme toujours. Je ne suis rattaché à personne.

Le cœur en manque d'oxygène, j'allume la radio et raffermis ma prise autour du volant. Les hurlements de loup se joignent à la Lune, la chasse ayant sans doute débuté.

[Maintenant que tout va bien, il est temps pour moi de m'en aller. Ne cherchez pas à me retrouver, c'est inutile. Je ne reviendrais pas.

Merci Reyes pour tout ce que tu as fait. 

Au revoir, mon frère.

Prends soin de ta famille pour moi.]

******

À l'angle d'une rue mal éclairée, j'avance Suzie sur le parking d'un hôtel miteux et coupe le moteur dans un bruyant soupir. Mon regard voyage sur les néons dudit hôtel qui clignotent par rythme irrégulier, visiblement en fin de vie. Au vue de l'état du bâtiment, si j'avais l'espoir de dormir dans une chambre au moins sécurisée, je peux abandonner cette idée. Il ne m'inspire rien de bon, pas même une douche prometteuse et rafraîchissante. L'eau elle-même doit être de l'acide, sans exagération. Je grimace dans un frisson de dégoût et engouffre mes clés de voiture dans la poche de ma veste.

Cœur Obscur [Tome 2]Where stories live. Discover now