Chapitre 1 : Dante

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Je me tenais immobile à mi-niveau des escaliers qui surplombaient la piste de danse et menaient à mon bureau, scrutant d'un regard d'aigle la foule des danseurs du samedi soir qui s'agitait sous mes pieds. La lumière des stroboscopes pulsait follement et la musique, une électro soignée mixée par un de ces DJ berlinois ou londonien dont Stéphane, mon associé, avait une cargaison inépuisable, rendait toute conversation inaudible. De toute façon, les jeunes et beaux garçons qui venaient vibrer le samedi soir à la Divine Comédie, le bar-boîte que j'avais créé et que je gérais depuis deux années, étaient rarement intéressés par la discussion.

J'avais rencontré mon meilleur ami et partenaire en affaire en école de commerce, tel un vrai cliché de jeune chef d'entreprise. Moi, j'espérais y apprendre comment devenir riche et lui, comment reprendre l'affaire familiale. Ses grands-parents avaient fondé plusieurs restaurants et dancings dans les années soixante et ses parents avaient contribué à l'expansion de leur empire parisien de bars trendy et de boîtes de nuit à la mode. Stéphane avait littéralement grandi dans le milieu nocturne de la capitale et en connaissait toutes les facettes. Nous détonnions tous deux dans notre promotion de fils et filles de la bonne bourgeoisie française. Lui parce que sa famille avait la réputation de fréquenter des milieux interlopes, artistes transformistes, maquerelles discrètes et mafieux festifs, et moi parce que j'étais un des rares boursiers de notre promo, à mille lieux de l'origine sociale aisée de mes nouveaux camarades. Ce qui avait d'abord été un rapprochement utilitariste entre nous deux, de travaux de groupe en prêts de cours et autre solidarité estudiantine, avait ensuite débouché sur une timide fraternité que la révélation de notre point commun le plus caractéristique, notre homosexualité, avait finalement transmué en une amitié aussi solide que le roc. Nous avions même tenté de transformer notre bonne entente en amour, l'espace de quelques semaines d'égarement et de sexe médiocre, mais nous avions rapidement retrouvé nos esprits et notre complicité n'en avait pas souffert. À l'issue de nos études, c'est tout naturellement que la famille de Stéphane m'avait proposé de rejoindre l'affaire familiale en tant que gestionnaire financier, puis gérant, d'un restaurant huppé alors que mon ami se consacrait à la politique marketing au siège de l'entreprise. Pendant les dix dernières années nous avions ainsi fait nos armes et développé nos compétences réciproques jusqu'à ce que l'envie devienne trop forte à ignorer et que nous nous lancions dans notre propre affaire. Les parents de Stéphane nous avaient gentiment proposé de nous financer mais nous avions tous deux pas mal de fric de côté, de sorte que le prêt qu'ils nous avaient accordé avait été rapidement soldé. Deux ans après l'ouverture de la Divine Comédie, les affaires marchaient bien, les clients affluaient, nos dettes étaient soldées et je pouvais me satisfaire du spectacle des corps ivres de joie et d'alcool chaque week-end de l'année.

Si le choix d'un établissement LGBT avait été une évidence pour nous, son emplacement avait, en revanche, été un véritable pari. En effet, notre volonté de minimiser les investissements extérieurs ainsi que le drame des prix de l'immobilier dans la capitale nous avaient rapidement conduits à renoncer à ouvrir au sein du Marais, Mecque de la vie nocturne gay et quartier au-delà de nos capacités financières. Nous avions opté au final pour une zone populaire et montante du dix-huitième arrondissement, où nous avions été les premiers à arborer le drapeau arc-en-ciel. Le risque de détonner dans le quartier bigarré avait été réel, tout comme celui de ne pas attirer notre public, mais après des premiers mois anxiogènes où nous avions redouté aller droit à l'échec, les entrées avaient décollé et nous avions fait notre trou dans un milieu nocturne parisien atone.

Nous faisions une sacrée bonne équipe avec Steph. Il avait les contacts et la créativité, j'avais la rigueur et l'opiniâtreté. Nous avions multiplié les événements festifs, investi dans une terrasse fumeur bien isolée, histoire de minimiser les frictions avec les riverains et la mairie, engagé deux vigiles supplémentaires pour patrouiller entre la boîte et l'entrée du métro à deux centaines de mètres afin de rassurer nos clients les moins discrets, et nous étions devenus une vraie référence dans le monde de la nuit.

La Divine Comédie - Oscar et Dante [MxM] (retrait pour édition Septembre 2024)Where stories live. Discover now