L'éternel besoin d'argent

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À cette heure là, ma mère était sans doute à la maison, mais je croyais pouvoir entrer et exécuter mon petit larcin; je n'ai jamais été un champion au grand jeu de l'espoir, mais il ne m'en fallait pas des masses pour supposer qu'elle était ivre morte.

L'appartement était sombre, mais avec mes super yeux tout neufs, je voyais que rien n'avait pas changé; il y avait des boîtes de choucroute et des bouteilles vides un peu partout; je crois que les taches du comptoir étaient les mêmes, seulement un peu plus foncées. Ce qu'il n'y avait pas, c'était le coffret d'argenterie, qui jadis accumulait la poussière au-dessus du frigo. Elle l'avait rangé. J'allais devoir fouiller, au risque de réveiller ma mère. Je tendis l'oreille. Une putain d'oreille: je pouvais entendre les voisins ronfler à travers la cloison; j'aurais pu donner les scores des matchs de foot, à cause d'un poste laissé allumé à l'étage au-dessus. Ce que je n'entendais pas, c'était ma mère. Pas un souffle; elle n'était pas à la maison. Puis je me suis retourné.

Elle était à la porte, juste là, à me regarder. Si je ne l'avais pas entendue, c'était parce qu'elle retenait sa respiration comme une baudruche.

— Maximilien?

— Salut maman.

Elle resta là à me contempler. Je la comprenais, la pauvre, c'était un choc. Elle est entrée et m'a serré très fort entre ses deux grosses mamelles. Ma mère avait le même mode de vie que Ulla, à se remplir comme une barrique d'alcool et de foutre, mais sans la minceur qu'apporte la cocaïne. Alors que j'étais resté minuscule, elle avait enflé. Et elle pleurait, reniflant des : « Mon pauvre petit! » et des : « Je savais que tu vivais! Je leur ai dit que tu étais sobre! » Elle revenait du tripot, bredouille, l'haleine pesante de bière et de vin bon marché. À ce moment, je me suis surpris à me demander si je pourrais percer la carotide à travers toute cette chair molle. Je l'ai repoussée en vitesse.

— Maman, je ne veux pas en faire tout un plat. Mais il faut que tu m'aides.

— Nous allons boire un verre à ta santé!

Elle prit par le cou un litre qui tentait de se camoufler entre deux cadavres; ma mère avait toujours des réserves comme ça, pour se rincer la dalle quand elle revenait de sa chasse nocturne. Elle versa deux verres, malgré mes protestations.

— Je leur ai dit que tu étais sobre. Tu as simplement perdu l'habitude de boire. Tu dormais, voilà tout, et ce crétin de docteur a cru que tu étais mort. Et cette ordure de croquemort s'est sans doute aperçu de tout, et il m'a quand même facturé!

Elle me tendait le verre tout en se servant une petite lampée. Je la repoussai.

— Maman, j'ai besoin de t'emprunter l'argenterie.

— Tiens, prends ton verre.

— Maman, tu sais que je suis sobre.

Je ne sais pas pourquoi, son verre tendu m'a irrité. Ou si, je sais pourquoi. J'en avais marre de ces alcooliques qui jouaient les démons tentateurs, comme s'ils n'admettaient pas que quelqu'un s'en sorte. Elle ne voyait pas mon irritation, imbibée comme elle l'était; elle insista.

— Allez, rien qu'un! C'est pas tous les jours qu'on ressuscite!

Et je me rendais compte de la colère qui montait, comme avec Reihnard.

— Où est l'argenterie, maman? J'en ai besoin.

— Tout à l'heure! Allez, prend un verre.

J'ai repoussé le verre; la moitié du vin se renversa un peu partout. Voir tout se nectar gâché la mit en rogne.

— Alors c'est pour ça que tu es venu? Pour faire ton supérieur avec ta mère?

— En fait, je suis venu pour l'argenterie...

— Mais quand ils t'ont trouvé dans le parking, tu étais moins fier! Pour te saouler avec les copains, ça va, mais pour faire plaisir à ta mère...

— MAIS MERDE MAMAN! Tu ne comprends pas que ça m'a pourri la vie, tout cet alcool? Que c'est à cause de ça que je suis un nabot? Que j'ai l'air d'un enfant! Que j'ai la moitié d'un cerveau, que j'ai bousillé mes études?

J'entendis le bloc entier se réveiller à mon cri, puis retenir son souffle. Malgré tout, j'étais fier, parce que je maîtrisais mes mains, qui voulaient à l'unanimité dévisser sa grosse tête en boire à même le goulot. Je me suis calmé, heureux que nous soyons tous les deux en vie.

— Alors c'est ça! Prends t'en à ta mère, elle qui t'a élevé seule! Elle qui s'est saignée aux quatre veines pour toi! Ce n'est pas moi qui t'as obligé à boire! Tu buvais en cachette! Tu volais mon vin! Tu la veux l'argenterie? Je l'ai vendue! Voilà!

Alors j'ai pensé à ce que j'avais sur le cœur toutes ces années, toutes ces répliques coupantes que j'avais proférées au miroir en pensant à elle, quand je n'en pouvais plus de regarder l'homme bonzaï tout rabougri qui pleurnichait de l'autre côté. J'ai pensé à la vodka dans mon biberon, les bières que je m'enfilais pendant que tous ces « nouveaux papas » défilaient dans la maison.

L'ennui, c'est que pendant ce soliloque, j'étais en train d'égorger ma mère avec mes belles dents pointues. Quand son corps heurta le sol, j'étais ivre, alors le remord ne me toucha pas tout de suite. Non, la panique est arrivée avant. Tuer ma mère était probablement la pire bourde que je pouvais commettre. Il fallait me débarrasser du cadavre et, étant donné sa masse et les voisins que j'avais aimablement réveillés, il n'était pas question de le sortir en un seul morceau.

En ouvrant le tiroir pour chercher un couteau, je trouvai une fourchette d'argent; ma mère, soigneuse comme à son habitude, n'avait pas tout vendu, après tout. Je ne rentrerais pas chez Hans les mains vides.

Le jour, où plutôt la nuit, où je suis devenu un vampireWhere stories live. Discover now