Devant les pompes funèbres

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Il y a des lendemains de cuite plus durs que d'autres.

J'ai beau être encore jeune, ce n'est pas d'hier que j'ai commencé ma carrière de pochtron; je me suis réveillé à toutes sortes d'endroits. Cette fois-ci, sur le gazon d'un croque-mort, n'était pas exceptionnelle. Mais putain que j'avais mal! Ce n'était pas la tête, ni l'estomac. En fait, je veux dire: pas seulement la tête et l'estomac. J'avais mal partout; je crois bien que j'avais mal jusque dans les ongles. Et la soif!

— Max! Réveille-toi mon vieux.

Je connaissais cette voix haut-perché, et ça ne prédisait rien de bon. Reihnard était l'un des abrutis des AA; le plus attentionné, donc le plus chiant. Je ne pouvais rien imaginer de pire que de me relever d'une cuite avec un mal de bloc et les reproches doucereux de ce type. Puis des souvenirs me sont revenus, peu à peu. Ce que je faisais, quelques minutes avant de m'écrouler là, sur le gazon. Le film m'est apparu. La table de métal, les tubes, le sang, et Hans. Pauvre Hans! Son image se collait à l'intérieur de mes paupières. Malgré tout les efforts que ça exigeait, j'ai ouvert les yeux.

Si ce qui venait de défiler dans mon crâne était réellement arrivé, Reinhard ne semblait pas le savoir. Il était radieux, comme si j'étais une sorte de cadeaux qu'il avait trouvé sous le sapin.

— Tu m'as fait peur, mon vieux! Je t'ai vu tomber, de loin. Au début, je ne voulais pas croire que c'était toi.

― Il m'est arrivé quoi, au juste?

― Il t'est arrivé que tout le monde te croit mort! Ce que ta pauvre mère a pleuré!

Que tout le monde me croie mort, j'étais bien prêt à l'admettre; Hans, qui s'y connaissait pas mal, semblait assez convaincu du fait pour me drainer les fluides vitaux. Pauvre Hans!

— Ray, que s'est-il passé? Je ne me souviens de rien.

— Il s'est passé que tu as fait une rechute, voilà ce qui s'est passé. Tu as bu jusqu'à rouler sous la table. Seulement, cette fois, tu ne t'es pas relevé. On t'a retrouvé à l'extérieur du bar, la gueule dans ton sang. Ce que ta pauvre mère a pleuré! « Il était sobre! », qu'elle répétait. Viens, je te ramène chez elle.

Ma mère pouvait bien avoir pleuré tout son saoul, je ne pouvais pas retourner chez elle. J'avais déjà assez de soucis comme ça. Me débarrasser de Hans, pour commencer. Et trouver quelque chose à boire.

— Laisse-moi, Ray, je vais me débrouiller.

― Tu n'as pas fait un pas en dehors de chez Hans avant de tomber. Tu n'y arriveras jamais.

L'argument était solide. Malgré tout, je devais me débarrasser de lui, et en vitesse.

— Je ne peux pas retourner chez ma mère. Elle est bourrée du matin au soir. Je ne peux pas rester sobre chez elle.

C'était vrai. Tout le monde connaissait ma mère dans le patelin. Les gens n'ont pas attendu que je sois devenu ce que je suis pour me prendre en pitié. J'étais un bébé vodka, comme disaient les mômes à l'école, avant que je ne mette à les tabasser. Elle travaillait le jour comme serveuse au restaurant du coin et allait dépenser ses pourboires dans les bars à camionneurs la nuit. Je me suis élevé tout seul, libre comme une carotte, calé devant la télé. Quand je m'ennuyais trop, je cherchais dans quelle cachette ma mère avait fourré son alcool. Elle n'aimait pas beaucoup que je lui fauche sa gnôle, c'est peu dire. Si j'avais le malheur d'être encore debout quand elle revenait, elle criait à en perdre la voix. Elle ne me reprochait pas mon vol, ni de boire, mais de l'avoir forcée à boire, simplement en m'infiltrant dans son ventre, en poussant mon salaud de père à la quitter. Il y a eu quelques soucis avec les services sociaux, il a été question que j'aille vivre chez mon père. Ça l'a calmée d'un coup, et j'ai pu boire sans me faire engueuler. Elle a seulement mis un peu plus d'efforts pour cacher son vin.

C'est par les autres que je me suis finalement rendu compte que j'avais un problème. Les autres gosses, je veux dire. J'avais beau redoubler, ils grandissaient plus vite que moi. Je pouvais toujours les cogner quand, d'aventure, ils me traitaient de poivreau ou ma mère de grosse pute, mais il me fallait un surcroît de sauvagerie pour compenser mon handicap. À force de ne pas grandir, un jour la sauvagerie n'a plus suffi. Là, je me suis demandé pourquoi j'étais si petit et si frêle, alors que mon père était gros et grand. Ma mère avait toujours dit que je grandirais tard, mais tard est arrivé et j'étais toujours minus. À seize ans, on m'en donnais treize. À la majorité, j'en paraissais seize, en étant généreux. C'est là, quand j'ai atteint l'âge légal de boire de l'alcool, que je me suis rendu compte que mon départ dans la vie était irrémédiablement raté. J'étais devenu, par ma faute, une sorte de bonzaï humain. Peter Pan sous la plume d'Henry Miller. J'ai décidé de me prendre en main, et tout le monde a salué ce changement d'attitude ― sauf qu'on ne peut pas dire qu'ils l'ont fait sans condescendance. Je me suis trouvé un emploi au garage. Mon patron, à peine plus âgé que moi, m'appelait « fiston », sans une once de malice. Même aux AA, où je me rendais comme à l'abattoir, tout le monde me prenait en pitié. Et le pire dans cette situation, c'est qu'elle représentait un réel progrès. J'ai appris à avaler cette pitié, m'en nourrir, avec une conscience aiguë que je ne pourrais pas espérer mieux tant que je ne m'en serais pas sorti. Rater le premier quart de ma vie était déjà assez dramatique sans rater aussi les trois autres.

— Je ne peux pas retourner chez ma mère.

Reihnard comprenait, je le voyais à ses yeux. Il allait céder, me foutre la paix et me laisser me dépêtrer avec mes nouveaux problèmes.

— Viens chez moi, alors.

Avec le recul, je constate que c'est à ce moment là qu'il a scellé son sort.

— Je peux pas, Ray, il faut...

― Arrête de faire l'andouille, Maximilien, tu tiens à peine debout.

Ce qu'il me tapait! Et ce que j'avais soif! Et Hans... Je devais m'occuper de Hans.

— Il faut que je rentre à l'intérieur, dis-je en désignant la résidence funéraire de la tête. Je ne peux pas laisser Hans comme ça.

Il réfléchit un bon coup. Les pensées ne lui venaient pas naturellement, et jamais sans douleur. Je pouvais, à voir les traits de son visage, deviner à quel moment les idées le heurtaient. Il s'imaginait Hans se réveillant et s'apercevant qu'un cadavre était disparu. Perdu? Volé? Envolé? Des heures d'angoisse solitaire pour le pauvre Hans, que tout le monde respectait. Je dois dire que j'avais moi-même le plus grand respect pour Hans.  Il était presque aussi petit que moi, et il avait réussi.

Arrivé à la fin de sa méditation, Reihnard hocha la tête. Même pour lui, il avait fallu le temps; il n'était pas dans son état normal. Il était bourré, c'était clair comme de l'eau de roche. D'ailleurs, son haleine embaumait tellement la vodka que je le voyais comme une bonne grosse bouteille et que j'étais fin prêt à lui dévisser la tête.

— Attends, me dit-il, je vais t'aider à te relever.

Il trébucha deux fois en tentant de soulever mon maigre poids, et à la fin ce fut moi qui l'aidai à se relever. Malgré ma souffrance et ma soif, j'étais passablement fort, et ça m'inquiétait autant que tout le reste. Une fois debout, mais toujours titubant, Reihnard me dit:

— Tiens! Je n'avais jamais remarqué que tu avais des canines si longues.

Il souriait béatement à sa remarque, alors que je portais ma main à ma bouche. Ma langue passa sur mes dents, et je dus constater qu'en effet, mes canines avaient doublé de taille, et étaient même foutrement pointues. J'ai regardé Ray avec des yeux ronds comme des billes. Il ne comprenait rien, le pauvre.

J'ouvris la porte.

— Après toi.

Le jour, où plutôt la nuit, où je suis devenu un vampireWhere stories live. Discover now