CHAPITRE 8

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" I got so scared, I thought no one could save me
You came along scooped me up like a baby " - Lana del Rey, Lucky Ones

Il rallume sa cinquième cigarette, et se plante devant la fenêtre de sa chambre. Avec vue privilégiée sur le parking. Magnifique. Il ferme un instant les yeux, et pose son front sur la vitre glacée. Ses doigts tremblent, il fait rouler le tube entre son majeur et son indez. Il regarde ses mains. Ses longues mains blanches. Les veines qui ressortent. Les bagues. Il regarde ses mains qui ne savent rien faire d'autre que dessiner. Il regarde ses mains qui ne lui servent maintenant plus à rien.

Il ouvre la fenêtre, et c'est un geste un peu desespéré. Il se penche, il regarde le sol en bas. C'est haut. C'est moche. Il ne veut pas crever comme ça, sur un trottoir dégueulasse. Lui, il veut une belle mort, et surtout, il ne veut pas disparaître pour être oublié ensuite. Il veut devenir quelqu'un. Quelqu'un de bien, si possible.

Mais comment y arriver quand même vos mains vous abandonnent ?

Il laisse tomber sa cigarette à moitié consumée et la regarde s'écraser sur le balcon du voisin du dessous. Juste dans son bocal de géraniums, morts à cause du froid. Il referme la vitre et se laisse tomber sur son lit. C'est plus facile de fixer le plafond comme ça. Il réfléchit. Il ne fait que ça, réfléchir. Et lire. Il pense qu'il pourrait faire ses devoirs... ou aller se promener. Mais Angelo est à son cours de conduite, et il n'a pas envie de se balader seul. Il en a marre d'être seul. Pourtant, il sait pertinnement qu'il le sera toujours.

Tout le monde est toujours seul, dans la vie. La différence, c'est que certaines personnes se donnent l'illusion du contraire.

Lui n'aime pas les illusions, ni les rêves d'ailleurs. Les siens sont entachés, alors il n'en a plus.

Tout comme il n'a plus d'inspiration.

Et ça le tue.

Il se retourne et plonge son visage dans l'oreiller. Il repense au garçon, près du banc. Il repense à la sensation dans son ventre, lorsque ses yeux bleux le détaillait, tout à l'heure. Une sensation depuis trop longtemps disparu. Une sensation qu'il n'avait plus l'espoir de ressentir à nouveau. Et pourtant... Ses yeux. Ses yeux. Bleu océan. Océan infini. Infini tristesse. Ses doigts le démangent. Il se retourne à nouveau, et se redresse. Il répète, tout bas, mais juste assez haut pour qu'il puisse entendre lui même le son étouffé de sa voix. Bleu océan. Océan infini. Infini tristesse. Ses doigts le brûlent. Bleu océan. Océan infini. Infini tristesse. Et des cheveux emmêlés, un sourire effacé, des vêtements froissés. Des vieilles Converse usées, dégueulasses. La douceur dans ses mots, et sa timidité. Le rouge qui colorait ses pomettes, les petites rides au coin de ses yeux.

Putain.

Il se lève brusquement et court à son bureau. Il ne trouve pas son crayon de papier, il balance tout par terre et ouvre les tiroirs. Là. Une boîte neuve. Il déchire le plastique et sort l'objet. Une feuille. N'importe quoi. Ses mains. La forme de ses hanches. Son cou. Ses mains. Ses. Mains. Il veut dessiner ses mains. Il trouve enfin une feuille et se jette sur le papier.

Il dessine, et peut être que sa vie dépend de ce dessin, peut être qu'il est si affamé, qu'il en devient fou, peut être que c'est trop, ce besoin de tracer, de ne pas oublier. Ce sont ses mains d'abord. Et puis il continue, c'est la vague déferlante de l'art qui lui tombe dessus. Cette sensation qui l'avait quitté, depuis plusieurs mois maintenant, elle est là, si imparfaite, si violente, essentielle. Il veut l'apprivoiser, l'enchaîner sur sa peau. Il veut qu'elle soit là, tout le temps, petite flamme dans son coeur. Il en a besoin, tellement, tellement besoin. Il a peur du manque, il a peur du vide, il a peur de ce trou dans sa poitrine. Il tremble. Il se relève, plonge la main dans le tiroir de sa table de nuit, sort un sachet. Il disperse la poudre n'importe comment, il s'en fout. Il inspire, il reprend le crayon, et ses mains cessent peu à peu de bouger. Son trait est fin, mais régulier. Et il le dessine, lui, tout entier. Tout ce dont il se souvient. Et plus le temps passe, plus les souvenirs s'effacent. Il en hurlerait de rage. Déjà, il a oublié la forme de son nez, ou l'iris de ses yeux. Il ne sait plus si ses cheveux lui arrivaient aux épaules, ou aux oreilles. Il ne sait plus si sa chemise était fermée jusqu'en haut. Il s'énerve. Il froisse ses feuilles. Il en reprend. Le souvenir revient. Il le frôle du bout des doigts, et tout repart. La vérité le nargue, ce garçon le nargue. Il hurle. Il finit son sachet. Il s'énerve encore, il dessine n'importe quoi, des formes irrégulières, un petit bout d'hiver. Mais ce n'est pas assez, ce n'est pas ça qu'il veut. Il n'arrive plus à recréer les émotions, cette tristesse dans son corps. Le modèle lui a échappé. Et il tombe sur le lit. Il est épuisé. Il ne sait plus. Il ne sait plus tenir le crayon. Il ne sait plus rien. Etait ce un garçon, ou une fille ? La drogue altère ses sens, ses souvenirs, la sensation de démangeaison s'atténue. Et il s'endort. Entouré de papiers déchirés, de couleurs écrasés, de bouts de gommes éparpillés. Il s'endort avec l'envie de plus, et le soulagement de tout ce qui lui est revenu.

Et le lendemain, plus rien.

Juste un manque. Un vide. Un trou dans la poitrine.

" Every now and then, the stars align
Boy and girl meet by the great design
Could it be that you and me are the lucky ones ? "

Sensations - Larry StylinsonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant