OS Bonus - Les Frères de l'Obsidienne

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**OS Spin Off centré sur le personnage de Cléan lorsqu'il appartenait à la garde 

Les frères de l'Obsidienne

Il eut le bruit d'une porte qui claquait dans le couloir et Cléan se réveilla brusquement, dans un sursaut teinté d'un sentiment d'urgence. Dans une chambre qui lui était inconnue, il entrevit le soleil poindre au delà des remparts d'Eel et lança un juron catastrophé.

— Eh merde !

Il sauta au pied du lit et avisa tous les vêtements qui reposaient au sol en fronçant les sourcils. Il jeta ensuite un coup d'oeil aux couvertures qui dissimulaient une jolie créature endormie de la garde d'Absinthe. Il se souvint alors avoir passé la nuit en sa compagnie, une nuit agréable d'ailleurs. Il voulut lui faire une remarque mais il ne retrouvait plus son prénom. Il enfila son pantalon à la hâte en essayant de retrouver l'identité de sa conquête d'un soir et finalement, il abandonna.

— Eh, faut que j'y aille...
— Mm'cord.

Il ne s'attarda pas davantage, s'équipa et quitta discrètement le dortoir du Verger aux Mandragores. Tout en traversant rapidement la cité, il boutonna sa chemise, attacha ses cheveux blonds en catogan et lissa les poils de ses oreilles vulpines. Il était certain qu'il allait se faire chambrer par ses collègues pour son retard et d'autant plus qu'ils savaient généralement à quoi il occupait ses nuits. En montant quatre à quatre les escaliers du Bastion d'Ivoire, il fourra sa chemise dans son pantalon et souffla un coup avant d'avancer dans le couloir qui menait à la salle de réunion. Il ne faisait pas le malin car il savait que s'il tombait sur les officiers de l'Obsidienne, il allait recevoir un savon en bonne et due forme.

Toutefois, il perçut tout de suite l'agitation dans l'office où habituellement, le silence régnait lorsque les chefs s'exprimaient. Cléan comprit alors que la réunion n'avait pas encore débuté. Plus détendu, il pénétra dans la salle avec un air léger et malin du retardataire insouciant. Il y avait là une dizaine d'Obsidiens qui discutaient autour d'un petit déjeuné préparé sur la table et où chacun était libre de se servir en attendant leurs responsables occupés.

Cléan avisa Lance qui échangeait avec un autre collègue. Les deux hommes se tournèrent vers lui et le dragon eut un sourire désabusé.

— Comment ça se fait que toi, tu ne te fais jamais engueuler quand tu es en retard ?
— Le talent mon frère, le talent.

Cléan lança un regard complice au dragon qui le lui rendit.

— Sparo n'est pas là ? remarqua le renard en constatant une place vide.
— Non, je pensais que tu saurais où il était.

Le sourire du renard disparut et une crainte secrète vint obscurcir son humeur.

— Vous n'étiez pas ensemble hier soir ?
— Que crois-tu que nous faisions exactement ? se vexa son ami en haussant les épaules.

Lance éclata de rire au quiproquo et grimaça en imaginant la scène que lui suggérait Cléan par son trait d'humour.

— Tu le connais, reprit le premier avec un haussement d'épaules. Il doit sûrement être dans une forge à réfléchir à une nouvelle arme à créer. Il n'a pas dû voir l'heure. Un peu comme moi !

Au même moment, la tête d'une recrue apparut à travers la porte ouverte et capta l'attention de tous.

— Borus reporte la réunion à cet après-midi !

Une vague de réactions diverses fit écho à la nouvelle, entre ceux qui patientaient depuis un moment déjà et ceux, contents d'échapper à la corvée.

— Bon, je vais chercher notre ami manquant... décida Lance en tapant ses genoux de ses mains.
— Non. Je m'en occupe, se proposa Cléan en se redressant en premier.

Le renard déroba un pain au chocolat dans le panier posé sur la table. Il mordit dans la gourmandise et quitta la salle avec un clin d'oeil pour le dragon. En quelques bouchées, il avala son petit-déjeuné et, en quelques pas de plus, se rendit dans le quartier des artisans.

Sparo était avant tout un passionné d'épées. Il aimait les admirer, les entretenir, les fabriquer et surtout les manier. C'était un épéiste hors pair, un peu asocial qui comprenait moins les individus que les lames qu'il chérissait comme des êtes vivants. En cela, il correspondait parfaitement aux myrmidons, clan auquel il appartenait. Depuis toujours, cette faction était considérée comme des guerriers exceptionnels et comme les myrmidons, Sparo vouait un culte au combat juste et élégant qu'ils élevaient au rang d'Art.

Si certains se questionnaient sur le plat à choisir pour un repas ou comme Cléan, à une conquête pour la nuit, Sparo lui, tergiversait des heures sur la meilleure épée à sélectionner pour une mission. Il avait une vingtaine d'armes, chacune ayant un nom, une particularité stylistique et toutes, une histoire personnelle que le myrmidon racontait à tout va : une épée achetée dans un marché au milieu des terres perdues d'Amendo ou une autre confectionnée par un maître-forgeron de Bandor et offerte comme gage de paiement.

Cléan l'avait immédiatement considéré comme un drôle d'oiseau, maladroit avec des mots dans la bouche mais diablement doué avec une lame entre les mains. Il était toutefois discret, doux et loyal.
C'était le troisième Obsidien qui complétait le groupe de Lance et Cléan, les trois infernaux comme disaient les autres... Trois recrues qui avaient commencé leurs classes en même temps et qui, par des missions et des intérêts communs, s'étaient liés d'une amitié inébranlable.

Lance était un peu le leader de leur trio, il s'était spontanément imposé par son assurance et son autorité naturelle. Il n'avait pas peur des responsabilités, il se faisait respecter des autres et était apprécié par les officiers de la garde qui voyaient en lui son ambition. Un peu gringalet à son arrivée au sein de l'Obsidienne, le dragon avait rapidement su tirer avantage de ses capacités physiques. Il était endurant, fort mais aussi rigoureux et fin stratège et Cléan l'imaginait sans souci prendre rapidement du galon et d'entrainer ses coéquipiers dans le sillage de son ascension.

Enfin, Cléan, renard-garou particulièrement charmant venait achever le trio en contrebalançant les caractères sérieux et effacés de ses amis par son impulsivité, son amour du risque et sa jovialité. Il aimait l'esbroufe mais il savait aussi se montrer compétant dans l'art de se battre et notamment au combat rapproché.

Ensemble, ils formaient une belle brochette d'Obsidiens qui rêvait de gloire, d'aventure et d'amitié. Cléan ne voyait qu'une ombre à ce tableau idyllique, un secret qu'il avait gardé pour lui.

Le renard quitta le quartier des artisans d'Eel et continua sa progression dans les quartiers populaires de la cité. Il y rencontra des ouvriers gaillards travaillant sur des chantiers, des femmes qui badinaient en allant au lavoir, de grands paniers sous le bras, des enfants qui riaient et courraient pour rejoindre leur classe et quelques prêcheurs du Créateur en pleine procession. Après une poissonnerie, Cléan bifurqua et emprunta l'un des escaliers qui sillonnaient la cité et qui en reliaient les différents quartiers. Après plusieurs minutes à avancer, il déboucha sur un coin bien plus triste que le précédent, autant sur les visages fatigués des habitants que sur leurs apparences maigres et négligées.

Parmi ces lieux de non-droits qui peuplaient toutes les cités du continent, le quartier des Mites d'Eel avait la réputation qui correspondait bien à son nom et où la vermine sévissait. Cela concernait autant les poux, les puces que les malfrats, les fugitifs et les coupes-jarrets. La garde n'y venait qu'exceptionnellement, non pas par crainte mais parce qu'elle y tolérait certains interdits que seule une tyrannie asservirait. On pouvait trouver le marché noir, la cour des miracles, la rue Vermeil connue pour ses maisons de joie et tous autres types d'établissements à la limite de l'égalité.

Si tout ce microcosme savait s'autogérer sans l'intervention de la garde, alors l'Étincelante regardait ailleurs. En cas d'ingérence par contre, les gardiens venaient alors secouer la fourmilière et voir ce qui en sortait. Il y régnait une autorité en parallèle surveillée de loin par les officiers à l'affût des mauvais enfants qui ne devaient pas embêter les bons élèves, ici représentés par les quartiers prospères et riches.

L'Obsidien connaissait bien les secteurs défavorisés d'Eel pour y avoir passé une partie de son enfance. Il y avait fait des rencontres qui marquaient une vie, des bonnes comme des mauvaises. Malgré le statut de hors la loi de la plupart des habitants de ces zones, les gardiens y étaient respectés car ils venaient en aide à leurs concitoyens, même les plus miséreux s'ils leur demandaient.
Déjà plus jeune, Cléan les considérait comme des protecteurs de tous et c'est pourquoi il avait voulu devenir un gardien. Il avait toujours protégé les autres, sa mère malade puis sa petite soeur lorsqu'ils s'étaient retrouvés orphelins et d'autres enfants qu'il avait pris sous son aile. Il n'avait pas pu tous les sauver mais sa soeur travaillait à présent dans une boutique de tissus et s'était fiancée à un apprenti ébéniste.

Et lui, s'était encore et toujours retrouvé à protéger les autres et leurs secrets.

Parmi les rues puantes où il n'était pas bon de traîner, celle des Apothicaires étaient sûrement la pire d'entre elles. Le nom désignait ironiquement des marchands de sourires qui fournissaient toutes sortes de substances pour retrouver un bien-être relatif. La drogue était un fléau dans toutes les cités et peu importait si on fermait un établissement, un autre repoussait dans la foulée. C'était un vice enraciné si profondément dans les âmes des consommateurs qu'il était presque impossible de s'en défaire. Cléan en avait vu, de pauvres fantômes dégénéraient, affalés dans la rue prêts à tout pour obtenir le produit convoité et mourir après l'avoir consommé.
Il détestait ce poison et méprisait ceux qui s'en nourrissaient.

Cléan s'arrêta devant une porte gardée par un minotaure et surmonter un nom peint à même la brique : L'Oniris.
Le renard connaissait assez les lieux pour ne pas devoir s'y présenter et les individus qui géraient l'établissement savaient aussi qu'il appartenait à la garde.

Un nuage de fumée méphitique l'accueillit quand il pénétra dans un couloir sombre. Seuls quelques globes lumineux balisaient le chemin, offrant une lumière minimale pour circuler. Cléan déboucha sur un salon où il découvrit de jeunes individus en petites tenues qui proposaient leurs services, encore deux gros bras pour assurer la sécurité et enfin, à l'extrémité de la pièce, un comptoir tenu par la pseudo-apothicaire. C'était une elfe aux longs cheveux tressés et un instant dans ce contexte, Cléan aurait pu reconnaître Ewelein. La jeune femme était chargée de distribuer marchandises en tout genre aux clients, puis de les répartir dans les chambres pour s'adonner aux plaisirs fictifs et temporaires offerts par leurs remède.

Le renard-garou se posta devant le comptoir et d'un simple regard que les mots rendaient superflus, il fixa l'elfe.
Cette dernière ne se départit pas d'un sourire sirupeux et lui indiqua simplement l'escalier.

— Deuxième étage, couloir de gauche, chambre 28.

Cléan n'avait pas besoin de plus d'informations et il tourna les talons dans la direction indiquée. C'était loin d'être la première fois qu'il venait le chercher à la maison de l'Oniris, une fois de trop... Quatre à quatre, il monta les escaliers et traversa le couloir aux murs rouges et tamisés d'une lumière douce. Son museau était soumis aux rudes odeurs organiques qui semblaient souiller chaque parcelle de la moquette. L'endroit était aussi infâme et miteux que le quartier auquel il appartenait..

La porte de la chambre 28 était fermée et Cléan appréhenda un instant de l'ouvrir. Comment allait-il trouver Sparo de l'autre côté ? L'idée d'imaginer son ami mort d'un surdosage le força à bouger. Il ouvrit la porte et fronça le nez. Un corps imposant reposait sur le lit. Il était nu, allongé sur le ventre, la tête entre les oreillers qui n'avaient pas dû voir de lavoir depuis un moment. L'Obsidien ne réagit pas mais Cléan pouvait voir qu'il respirait toujours.
Le renard s'approcha, fit le tour du lit et jeta un oeil sur la table. Il y avait un kiseru, sorte de longue pipe utilisée pour fumer l'opium dans ce cas mais aussi une bouteille vide et un flacon de peyote, poudre hallucinogène dont les effets étaient décuplés lorsqu'ils étaient mélangés à l'alcool.

Cléan secoua la tête d'un air désespéré retenant de malmener son ami.

— Eh, Sparo... Réveille-toi !

Le renard vint le secouer par l'épaule mais n'obtint qu'un grognement en retour. De l'autre côté du lit, des vêtements reposés en tas, ainsi qu'un ceinturon... sans épée.

— On t'a volé Asha on dirait... remarqua-t-il en soupirant.
— Quoi ?!

Il fallut plusieurs secondes au myrmidon pour assimiler l'information et immédiatement, il se mit en branle en beuglant. L'esprit encore embué par l'alcool, Sparo rampa sur le lit et chut lamentablement sur le dos. Ses cheveux bruns et courts étaient en bataille, sa barbe fournie méritait une tonte et pour le reste, il était urgent de prendre une douche. Ses yeux d'un noir profond surmontés de sourcils toujours froncés, papillonèrent puis son corps fut pris de soubresauts et il se retourna juste à temps avant de vomir sur la moquette à quatre pattes, épuisant ses dernière force devant Cléan qui ne cachait pas son dégoût et son amertume pour cette scène.

Le renard se fit violence pour garder son sang-froid et alla trouver un broc d'eau où seul un fond ferait l'affaire. Il vida le contenu dans un verre à la netteté discutable et le tendit à son ami qui finissait de s'essuyer la bouche. Sparo toussa et saisit le verre qu'il vida.

— Habille-toi, on dégage d'ici.
— Pas sans Asha...

La voix du myrmidon était rauque et son regard mauvais. Cléan prit une inspiration pour maîtriser la tempête de colère qui menaçait de le submerger. La situation ne cessait de le consterner.
De rage, il lui jeta ses vêtements à la figure, ne s'excusa pas quand sa chemise tomba das la flaque d'émétique.

— T'as intérêt à être prêt quand je reviendrais, cracha-t-il en quittant la chambre.

Le renard retint encore de fracasser la porte derrière lui, il était dans un état de fureur rare que seul les gens auxquels nous tenions, étaient capables de nous mettre. Il était clairement capable de tout pour retrouver l'épée volée et de fuir l'établissement, quitte à le retourner de fond en comble.
À la hâte, il rejoignit le salon principal et interpela le premier gros bras qu'il croisa.

— Je veux la fille qui a volé une épée dans la chambre 28.
— Je ne vois pas de...

D'un geste, Cléan attrapa le jeune minotaure par le col et le leva du sol alors bien que le taureau devait faire plusieurs quintals. Sans même s'en rendre compte, le renard avait entamé une transformation intermédiaire. Il pouvait sentir son museau s'allonger et ses crocs, comme ses griffes sortir de ses chairs. Si le mec n'avait pas remarquer son état, les yeux rouges et fous de Cléan venaient le lui indiquer.

— Asha, Claymore de 130 centimètres pour 2 kilos 500, double tranchant avec un pommeau en platine. Gravures de lierres sur la gouttière, dans un fourreau en cuir de daim. Je veux la récupérer... maintenant !

En un instant, ce fut le branle-bas de combat. Toutes les filles et garçons de joie déguerpirent de peur et deux autres jeunes minotaures débarquèrent mais en reconnaissance le gardien, ils hésitèrent. En cas d'accrochage, c'était toute l'Obsidienne qui risquait de débarquer.

— Faites passer le mot ou je retourne chaque pièce et je déloge chaque client, menaça encore Cléan.

L'apothicaire finit par intervenir et calma la situation, elle pria ses employés de retrouver le bien manquant et le renard ne dut pas attendre bien longtemps pour voir réapparaitre Asha. Une jeune fille avança vers lui, lui arrivant à la poitrine, menue, les cheveux d'un rouge profond. Cléan remarqua que c'était une jeune sucube au visage androgyne et dont les grands yeux verts trahissaient sa crainte. Elle lui présenta l'épée du bout des bras tendus et tremblants dans sa direction. C'était bien Asha. Le renard lança un regard colérique à la jeune femme et saisit l'arme.

Un instant plus tard, il était de retour dans la chambre de Sparo qui finissait d'enfiler ses bottes. Son regard encore embué par les effets de l'alcool et des drogues se raviva en apercevant Asha. Cléan lui rendit et sans ménagement, le saisit le bras pour le pousser vers la sortie.

Tous les employés de l'Oniris furent soulagés de les voir partir et Cléan qui s'était un peu calmé n'avait qu'une envie : se changer pour ne plus sentir l'odeur du tabac plus fort et de la déchéance faerienne.

En rencontrant un rayon de soleil, Sparo fut ébloui et son esprit se remit tout doucement en marche.

— C'est déjà le matin, on est en retard...
— La réunion est pour cet apres-midi. Dépêchons-nous. Je ne veux pas qu'on voit ici...

L'imposant myrmidon titubait maladroitement comme si ses jambes n'étaient plus vraiment rattachées au reste de son corps et par moment, le renard devait supporter sa grande carcasse. Le duo traversa la cité clopin-clopan et à l'approche du château, Sparo avait retrouvé une démarche presque normale pour le peu qu'on ne s'approche pas trop pour en sentir l'haleine.

Cléan n'avait toujours pas décroché un mot, bien que Sparo ait voulu entamer la conversation. Ce dernier avait dû sentir l'humeur massacrante du renard et s'était tu.
Ils croisèrent quelques gardiens qu'ils saluèrent avant de rejoindre la chambre de myrmidon. Le renard se dirigea directement dans la petite salle de bain privative de la chambre, ouvrit le robinet de la douche et aller chercher Sparo pour le pousser sous le jet. L'épéiste lâcha un grognement mécontent puis passa les mains sur son visage avant de lever un regard abattu vers le renard.

— Rafraîchis-toi un peu, après toi et moi, on discute.

Puis Cléan quitta la chambre pour la sienne. La pièce était vide, le lit fait et les rideaux tirés. Il se rafraîchit à son tour, se changea et en profita pour se calmer. Ce n'était pas en s'énervant qu'il arriverait à régler le problème devant lequel il se retrouvait.

Lorsqu'il avait connu Sparo six ans plus tôt, le renard avait rapidement cerné les démons qui le hantaient, résultats d'une éducation stricte, privée de reconnaissance et d'amour. Le myrmidon était devenir un combattant exceptionnel qui pouvait être impitoyable mais cette enfance sacrifiée au profit du devoir avait laissé des failles que rien ne semblait refermer. Il ne restait que les drogues qui comblaient temporairement les vides et apaisaient les malaises.

Au début, lorsqu'il n'y avait eu que les cuites entre copains, cela n'avait pas posé de souci, mais Sparo s'était essayé à d'autres poisons devenus par la suite addictions. Seul Cléan et parce qu'il avait repéré les indices, avait remarqué le manège. Lorsqu'il avait confronté l'épéiste, ce dernier s'était énervé dans un premier temps avant de s'excuser ensuite. Il avait juré que ce n'était que récréatif et qu'il n'y aurait de répercussion sur leur travail au sein de la garde.

Cléan avait voulu le croire et en effet, cela n'avait jamais posé souci, jusqu'à récemment.

Après réflexion, Cléan n'avait pas su déterminer l'élément déclencheur : une mission difficile ou une déconfiture amoureuse mais lors de leur dernière permission de plusieurs jours, Sparo avait disparu. Inquiet pour son ami dont il soupçonnait les faiblesses, Cléan avait prospecté dans une quartier des Mites et avait découvert Sparo à l'Oniris. Ce dernier l'avait supplié de n'en parler à personne et le renard, au nom de leur amitié avait gardé le secret, à condition que cela ne se reproduise plus.
Mais cela s'était reproduit, une deuxième puis troisième fois, une fois de trop.

Cléan retourna dans la chambre de Sparo qui, lui aussi, venait de sortir de sa salle de bain, une serviette autour de la taille et une autre qui essuyait ses cheveux bruns en bataille. Son regard était un peu plus clairvoyant mais ses traits restaient marqués par la fatigue. Sparo le dépassa et vint s'écraser lourdement sur le lit en baissant la tête, ses coudes sur ses genoux d'un air défaitiste. C'était une véritable armoire à glace, plus grand que Lance et bien plus large encore que Cléan, un poil sombre recouvrait ses bras, ainsi qu'un torse puissant.

— Écoute Clé, j'suis désolé pour ce matin.
— Ça ne peut plus durer. Tu dois te faire aider, répondit le renard de but en blanc. Tu ne peux plus continuer comme ça, pour toi et pour la garde...
— Arrête, n'en fais pas tout une montagne tu veux, minimisa-t-il d'une voix bourrue. J'étais pitoyable et sans toi, je me serais fait méchamment remonter les bretelles pour mon retard mais il n'y a pas mort d'homme !

Sparo releva un visage goguenard et son sourire idiot semblait vouloir effacer tout ce qui s'était passé l'heure précédente. Cléan de son coté, oscillait entre indignation et colère. Son son ami ne voyait pas le problème alors que pouvait-il bien faire pour lui venir en aide ?

— Je vais en parler à Lance, décida-t-il en faisait mine de quitter la chambre pour mettre à exécution son idée.
— Attends, t'es pas sérieux ?

Sparo s'était redressé et avait levé une main devant le renard. Bien qu'il faisait une une tête et demie de moins que lui, Cléan ne sourcilla pas.

— Je ne peux plus garder ton secret, ça devient trop grave. Lance lui, il saura quoi faire.
— Nan, attends, s'il en parle à au chef, je serais mis à pied, sans solde et je serais peut être même viré de la garde ! Tu peux faire ça !
— Tu ne me laisses pas le choix ! s'énerva Cléan. Tu es mon meilleur ami, tu es mon frère d'arme. Je veux pas te retrouver mort dans le quarter des Mites. Tu es en train de ruiner ta carrière et ta vie alors ne crois pas que je vais rester là, les bras croisés à te regarder te détruire à petit feu !

Cléan n'aurait jamais cru pouvoir formaliser aussi bien son ressentiment mais c'était les mots ou les poings et Sparo était beaucoup trop coriace pour entendre raison de cette façon.
Le myrmidon se détourna, déglutit, fit quelques pas pour se retrouver devant la fenêtre de sa chambre, les poings sur les hanches. Son ami le regarda gravement en espérant une prise de conscience, de quelques nature que ce soit.

— Tu as raison, tu as raison. Je dois me ressaisir mais s'il te plait, n'en parle pas à Lance.
— Il doit bien s'en douter et c'est ton ami aussi, il comprendra.
— Non, tu le connais comme moi. Il n'a aucune faille, aucune faiblesse, aucun vice. Il n'est pas comme nous, à se laisser aller aux plaisirs de la vie.

Cléan voulut répliquer que coucher avec des femmes consentantes, ce n'était pas comme être un consommateurs de drogues dures mais il ne voulait pas ajouter de l'huile sur le feu.

— D'accord, mais je te préviens, maintenant, je te lâche pas...

Sparo parut soulagé et enfin, eut un rictus de contentement.

— Merci mon frère. Je te promets que j'arrête mes conneries.

Sparo tendit sa main à Cléan qui saisit un retour son poignet, à la façon des Obsidiens.

**

Quelques jours plus tard, Cléan fut convoqué au Bastion par les officiers de la garde. Cela voulait généralement dire que Borus et Coska allaient confier à lui et au trio de gardiens, une mission dite sensible. Le renard-garou s'était départi de son humeur de bout-en-train habituelle. Cela faisait plusieurs jours qu'il veillait sur Sparo comme une mère sur son enfant malade et cela lui confirma qu'il n'était pas fait pour procréer. Les premiers jours avaient été particulièrement pénibles. Sparo avait rapidement éprouvé les effets de manque et le sevrage était un spectacle peu gratifiant pour le principal intéressé. Il avait vomi, pleuré et supplié puis énervé en insultant Cléan de tous les noms d'oiseaux qu'il connaissait. Le tout sans éveiller les soupçons car plus que la drogue, Sparo ne voulait pas que son secret ne s'ébruite.

Enfin, la crise était passée mais le myrmidon restait fragile psychologiquement. Le renard avait rempli les tâches de son frère d'armes en plus des siennes et disait à tout va que l'épéiste travaillait ardemment à la fabrication d'une nouvelle arme pour justifier l'irrégularité de sa présence. Puis le soir, il couchait dans la même chambre, de peur de ne pas retrouver le myrmidon le lendemain matin. Cléan ne s'était jamais retrouvé dans cet état d'inquiétude constante.

En se présentant au Bastion d'Ivoire, il croisa Lance. Cela faisait presque une semaine qu'il l'évitait, de peur que le dragon ne perce à jour ce que ses amis tramaient dans son dos.

— Salut ! s'enthousiasma faussement Cléan.
— Salut.

Silencieusement, les Obsidiens montèrent les escaliers qui menaient au bureau des officiers.

— Dis... Est-ce que tout va bien ? questionna Lance après une hésitation.
— De quoi tu parles ?

Cléan se retrouva immédiatement en alerte. Qu'est-ce que Lance avait découvert ? Il agissait beaucoup trop étrangement pour que le dragon ne s'aperçoivent de rien.

— J'ai entendu dire que tu avais été dans le quartiers des Mites et que tu y avais mis la pagaille, lui exposa le dragon. Si tu as un souci avec ton passé ou autre, tu sais que tu peux m'en parler. Si je peux t'aider, je le ferai.

Cléan s'arrêta au milieu de l'escalier et eut un regard touché. Lance semblait vraiment contrarié d'être mis ainsi en retrait par son ami et ça lui importait beaucoup de le voir faire preuve d'autant d'amitié. Il ne se trompait pas sur le dragon. Il ne chercherait jamais à nuire à lui ou à Sparo. Il eut envie de lui avouer le fardeau qu'il portait, à la fois pour le bien du myrmidon mais aussi pour lui. Toutefois, il n'en fit rien car il avait juré à Sparo de garder le secret. Et puis, ce n'était pas à lui de lui raconter l'histoire mais à l'épéiste et il le pousserait à le faire en temps voulu.

— Ne t'inquiète pas, le rassura Cléan en posant une main confiante sur l'épaule du dragon. Je vais bien et je sais que je peux compter sur toi si j'en éprouve le besoin. Tu es mon frère.

Lance eut un sourire contrit et les deux hommes pénétrèrent dans le bureau des officiers où Sparo était déjà présent depuis peu. Les officiers : Borus et Coska leur indiquèrent les places à prendre et les Obsidiens s'installèrent.
Borus le nain, était le second de la garde depuis huit ans et Coska, chef depuis plus de douze ans, un record. C'était un animus de la famille des félidés. Il possédait une fourrure noire et une tête imposante, autant par sa taille que par ses crocs longs comme un doigt d'homme et aiguisé comme n'importe laquelle des épées de Sparo.

— Messieurs, nous vous avons fait venir pour une mission importante, débuta Coska. Cela fait plusieurs mois que l'Ombre travaille en infiltration dans l'organisation de Rosko. Sûrement le connaissez-vous, au moins de nom.

Les trois frères d'arme hochèrent la tête. Rosko était un personnage notable dans les milieux illégaux de la cité. Il pouvait vous trouver tout ce dont vous aviez besoin ou non, que ce soit illégal, introuvable ou simplement impossible. Il dirigeait le marché noir d'Eel, la cour des miracles, et plusieurs établissements clandestins comme les maisons closes ou les marchands de sourire.

— Je pensais que la garde fermait les yeux concernant les activités de Rosko, pour le peu que cela n'affecte pas la vie des citoyens honnêtes d'Eel, fit remarquer Lance
— Oui, mais depuis peu, un nouveau produit dangereux est apparu dans le quartier des Mites et touche progressivement toute la cité, rapporta Borus.
— Une nouvelle drogue très puissante et très nocive, ajouta Coska. Le Méthos a déjà fait des ravages dans les communautés populaires, le refuge et à présent dans les quartiers des élites de la cité.
— Je comprends pourquoi on ne se bouge que maintenant, grogna le renard.

Cléan n'était pas en accord avec cette politique de n'agir que lorsque les pontes étaient en danger, laissant avant eux les plus faibles et les plus démunis payer le prix de leur aveuglement.

— Qu'importe ce que tu penses, le recadra Coska. Ewelein n'a jamais vu de tels effets. Après seulement quelques semaines de consommation, les individus qui prennent de Méthos deviennent de vrais zombies, elle ravage l'esprit autant que le corps.
— Nous savons de source sûre qu'une caravane remplie de Méthos doit venir à Eel au risque d'inonder la cité de ce produit.

Le renard fut tenter de jeter un oeil à Sparo, le questionner sur cette drogue, en connaître les effets, savoir s'il avait essayé. Mais il retint un tel geste de connivence.

— Nous avons besoin d'une petite équipe pour intercepter le convoi de Méthos avant qu'il ne franchisse les portes, rajouta le nain. Pour ne pas attirer l'attention, le transport ne sera que peu surveillé. Bien sur, si Rosko y est, il faudra l'appréhender.
— Quand arrive la livraison ? interrogea Sparo.
— Nous ne savons pas encore. L'Ombre nous fournira toutes les informations concernant le parcours de la caravane. Vous serez briefés en temps et en heure.

Les trois Obsidiens restèrent au Bastion tout l'après-midi pour préparer leur mission et notamment en prenant connaissance des rapports qui concernaient de près ou de loin Rosko et son trafic de Méthos. Lorsque Lance quitta leur tablée un instant pour aller chercher un rapport dans une section de la Bibliothèque, Cléan s'adressa à Sparo.

— Ça ne te pose pas de problème, cette mission ?
— Non, pourquoi ? Ça devrait ?
— Rosko inonde Eel de toutes les drogues connues...
— Je ne suis pas un consommateur quotidien, ce n'était qu'occasionnel... se défendit le myrmidon bourru.
— Je n'ai pas vraiment le même avis là dessus...

Sur cette remarque cinglante, Cléan se tut, Lance reprit place et remarque le regard noir que Sparo lançait au renard l'instant avant que toute animosité ne s'envole.


Le renard fut le premier a arrêté ses lectures, fatigué et contrarié. Il savait que Sparo ferait tout pour accomplir la mission comme il le devait mais la confiance qu'il possédait pour son frère d'arme en avait pris un sacré coup. Dans le couloir qui menait à sa chambre, il fut justement interpellé par l'épéiste. Ce dernier avait couru pour le rattraper mais il n'était pas essoufflé pour autant.

— Clé', attends, je sais que par ma faute, la vision que tu avais de moi s'est détériorée, débuta-t-il. Mais je ferai tout pour retrouver ton estime. Tu sais que tu peux me faire confiance.
— Je sais d'expérience que la confiance se perd plus vite qu'elle ne se retrouve.
— Alors je te rabattrai le caquet avec jubilation en te prouvant le contraire ! rit Sparo avec une lueur de défi dans le regard.
— J'espère bien ! renchérit le renard avec amusement.
— Écoute, je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait pour moi. Tu m'as ouvert les yeux.
— Je suis content de te l'entendre dire.
— Tu ne le regretteras pas, promit le myrmidon.

Cléan eut un sourire mais n'osa pas tempérer l'enthousiasme de son ami. Il restait sur sa réserve mais son amitié l'empêchait de remettre davantage en cause de sa volonté.

**

Les quelques jours qui suivirent furent éprouvant pour les nerfs. À chaque instant, les trois Obsidiens s'attendaient à être convoqués pour intercepter la caravane de Méthos. Cela leur empêchait aussi de prévoir quoique ce soit d'autre à part attendre. Lance préparait soigneusement l'attaque, Sparo s'était réellement remis au travail sur une nouvelle épée et Cléan s'entraînait tout en gardant un oeil de loin sur le myrmidon. Il voulait limiter la pression qu'il lui mettait par sa présence depuis quelques semaine. Sparo avait, semble-t-il, repris sa vie d'avant l'incident, comme un mauvais souvenir.

Puis les officiers de l'Obsidienne avait enfin obtenu les dernières informations cruciales de la part de la garde de l'Ombre et surtout, la date de la livraison. Les trois frères d'arme se réunirent pour une ultime mise au point puis ils se plièrent à leur rituel avant chaque mission sensible : un repas à l'une des tavernes d'Eel, le Bouchon Rouge, leur cantine préférée.

Ils étaient des clients réguliers et ce soir-là, les trois gardiens trinquèrent à la mission à venir comme si elle avait déjà été couronnée de succès. De toute façon, avec le plan du dragon, les informations de l'Ombre, le soutien et la précision de Sparo et de Cléan, il n'y avait aucune raison d'échouer. Ils se limitèrent toutefois à une pinte de bière chacun pour éviter de se retrouver avec les effets de l'alcool le lendemain matin. Ils mangèrent du gigot d'agneau aux petites carottes confites et leurs papilles se régalèrent. Cléan avait aussi repéré un groupe de jeunes femmes dont une sublime ondine qui lui avait jeté à plusieurs repris des regards appuyés. Le renard déglutit difficilement. Cela faisait des semaines - merci Sparo - qu'il n'avait pas savouré une autre sorte de mets et cette jeune femme le mettait en appétit.

Une fois les assiettes et les chopes vides, Lance décida de rentrer au Bastion et de revoir une dernière fois le plan de configuration du secteur de l'embuscade.
Cléan lui, était bien tenté de se rapprocher de la jeune ondine qui lui faisait du charme mais il n'était pas à l'aise à l'idée de laisser Sparo seul alors il balaya tout de suite l'idée de son esprit.

— Tu sais, tu n'es plus obligé de veiller sur moi ainsi, se moqua Sapro. J'ai bien vu comment cette ondine te regardait. Tu peux bien te détendre un peu ce soir.
— Non, non, ça ira, hésita Cléan de plus en plus tenté.
— Allez, t'inquiète pas, je rentre directement au château et on se voit demain à la première heure.
— Tu es sûr ?
— Oui maman ! Va lui montrer à cette petite ce que ça veut dire d'être un fier guerrier de l'Obsidienne.

À cette remarque virile, Sparo ajouta une tape amicale à Cléan qui restait pantois. Finalement, le renard eut un sourire goguenard et retourna à l'intérieur de l'auberge, sous le regard mélancolique de Sparo qui quitta le quartier des auberges après un soupir désolé.

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Il faisait encore noir dans les rues d'Eel lorsque Cléan rejoignit le château à pas de course. Il avait passé une agréable soirée avec la jolie ondine et avait aussi pu dormir un peu. Ç'avait été suffisant mais à présent, il devait se préparer à partir en mission. Il monta les marches de l'escalier qui menait à son dortoir pour se diriger vers sa chambre. Il se changea pour une tenue plus pratique et plus confortable et reprit la route vers les niveaux inférieurs. En passant devant la chambre du myrmidon, il fit une halte et vit qu'elle était vide. À l'intérieur, le lit était fait et rien ne traînait.
Le renard prit une inspiration, oscillant entre la crainte que Sparo n'ait fuit vers les quartier aux Mites et l'espoir qu'il était déjà en train de se préparer. Cléan rejoignit l'armurerie et y retrouva Lance. Le dragon était en train de nettoyer sa longue et lourde épée et il fut soulagé de voir apparaître son coéquipier.

— Ah te voilà ! Je pensais que j'allais partir seul en mission.
— Sparo n'est pas là ?
— Non, je ne l'ai pas vu depuis hier soir.
— Il n'est pas rentré après toi ?
— Non, pourquoi ? Y'a un souci ? s'inquiéta Lance.
— Non, non... Il ne devrait plus tard, éluda Cléan.

Avec des gestes automatiques, le renard s'équipa de petites lames mais son esprit était accaparé par Sparo, entre la culpabilité de l'avoir laissé la veille au soir et la colère de lui avait fait confiance trop tôt. Puis, comme pour venir faire taire ses médisances, le myrmidon apparut comme une fleur et fut reçut avec une exclamation de Lance.

— Bon, on est au complet ! On va pouvoir y aller.

Le chef du trio quitta la pièce et laissa Sparo s'équiper de sa rapière dénommée Calice. Cléan eut un sourire rassuré et accueillit son frère avec une bourrade amicale jusqu'à ce que leur regard se croisent. Son sourire disparut vivement lorsqu'il vit avec consternation les pupilles dilatées de l'épéiste.

Une sourde colère flamba à l'intérieur de lui et qui tranchait vivement avec l'état de contentement qu'il ressentait la seconde précédente.

— Tu déconnes ! T'as pris un truc ! s'exclama le renard en tempérant sa voix pour ne pas alerter Lance.
— C'est rien, c'est juste de la poudre d'anémone rousse. Je stresse un peu pour la mission, c'est pour me détendre... se défendit le myrmidon d'un ton bourru.
— Putain...
— C'est même pas illégal, arrête...

Sparo essayait de dédramatiser mais Cléan commençait à monter en pression et ce n'était pas du tout le bon moment.

— Dis moi si tu ne la sens pas cette mission...
— Quoi ? Tu veux me virer du groupe ? questionna le myrmidon.
— Non, mais j'ai besoin d'être sûr tu tu couvrirais nos arrières ! Sinon c'est pas la peine de venir !
— Arrête ! Tu sais que tu peux compter sur moi, s'indigna Sparo. Façon, la livraison sera à peine surveillée. Y'a aucun risque que les choses tournent mal !
— À notre retour, j'en parlerai à Lance, c'est clair ? menaça Cléan.

Il n'eut pour réponse qu'un regard noir et une mine agressive mais cette fois aucune bonne parole ne lui fera changer d'avis.
Les dents serrées et l'esprit échauffé, Cléan se mit en route.

**

Aux abords du chantier aux ormes, la route se divisait en une fourche égale. La branche de droite menait à Eel tandis que l'autre contournait la cité par le sud. La voie était déserte, seulement habitée par les bruits environnants de la nature : le bruissement des feuilles sous l'action du vent, le chant des oiseaux et le murmure lointain des animaux qui peuplaient les bois. Pourtant, cet environnement paisible ne suffisait pas à calmer les ressentiments de Cléan envers Sparo. À plusieurs reprise, le renard avait lancé des coups d'oeil au myrmidon qui l'ignorait en retour. Les deux autres Obsidiens étaient pleinement concentrés à leur mission et cela, bien que les pupilles de l'épéiste démontraient clairement qu'il était sous l'emprise de produits stupéfiants. Cléan soupira mais un bruit percutant et régulier vint focaliser son attention. Les trois frères d'arme échangèrent un regard : des sabots de cheveux, suivis du léger grincement répétitif de roues. Le chariot approchait.

Lance adressa un hochement de tête à ses amis qui lui répondirent à l'identique. Avec beaucoup de patience, ils laissèrent le véhicule approcher lentement. La roulotte était fermée d'une toile tendue sur des arceaux et aux côtés du cocher, un seul homme montait la garde. Il n'avait pas l'air commode, grand, musclé et armé mais il était seul contre trois Obsidiens et un plan millimétré.

À la même allure d'escargot, le chariot avança devant eux et, lorsqu'il franchit un point mental imaginé par Lance, celui adressa un ordre silencieux à Cléan.

— Maintenant, mima-t-il du bout des lèvres.

Le renard tira avec force sur une corde, libérant ainsi un ingénieux système mis au point par le dragon. Il eut un craquement de branches, les feuilles s'agitèrent et deux grands et larges troncs d'arbres vinrent s'écraser à l'avant et à l'arrière de la roulotte.
La surprise et la peur firent hennir les cheveux qui se cabrèrent. Le cocher, qui réagit avec un temps de retard ne réussit pas à les calmer. Les montures se débattirent avec l'acharnement de la terreur et réussirent à se détacher de leur harnais pour fuir.

En un instant, les trois Obsidiens encerclèrent le chargement. Cléan et Sparo sur les côtés et Lance sur l'arrière. Le mercenaire qui protégeait la marchandise se dressait déjà face au dragon, l'épée au clair et un mauvais sourire aux lèvres.

— Nous sommes des gardiens d'Eel ! Rendez-vous ! tonna Lance avec fermeté.

Le mercenaire secoua la tête et son expression d'hilarité s'accrut. Il porta ses doigts à la bouche et d'un sifflement strident, il ordonna une contre attaque.

La toile qui recouvrait la carriole fut déchirée de lames et de cris et une dizaine d'hommes en sortirent triplant le nombre d'adversaires. Les gardiens furent désarçonnés avant de se lancer dans l'affrontement sans prendre le temps de réfléchir. Leur entraînement et leur instinct prirent le dessus. Leurs gestes étaient précis, rapides et, sans avoir besoin de penser, leurs armes fendaient l'air, défiaient l'acier et cherchaient le sang. Les hommes qui leur faisaient face étaient expérimentés mais pas autant que les Obsidiens.

D'un coup de griffe, Cléan arracha un morceau de chair et le mercenaire chut, mort. D'un bond, il sauta de l'autre côté du chariot et aperçut Sparo en proie avec quatre hommes. Calice, son sabre dans les mains, virevoltait avec dextérité et tailladait à tout va. Lance aussi se battaient avec force contre deux hommes. Son épée toucha la fémorale de son adversaire puis il se lança à la poursuite d'un fuyard. Le renard sauta sur l'un des adversaires du myrmidon et lui brisa la nuque d'un geste net.
À peine son corps eût-il rejoint le sol que le combat, qui avait été soudain et brutal, prit fin.

— Putain, c'était quoi ce bordel ! souffla Cléan qui se remettait du piège qui leur avait été tendu en retour.

Il fouilla les restes de la carriole mais ne trouva aucune caisse, aucun drogue. Rien.

— Je ne comprends pas, jura le myrmidon.
— Ouais, est-ce que l'Ombre nous aurait fourni de mauvaises informations ? Quelqu'un les aurait prévenu ou bien...

Cléan n'acheva pas sa phrase. Avec ses mots, survint le décours de sa pensée. Il se tourna lentement vers Sparo qui leva vers lui un visage fermé, les sourcils froncés et la bouche tordue.

— Ne me dis pas que...
— C'était pas censé se passer comme ça, répondit l'épéiste dans un murmure de culpabilité. Ils devaient simplement changer d'itinéraire.
— Tu les as prévenu ! Tu nous as trahi ! réalisa Cléan.
— Non, tu ne comprends pas Clé'. J'aurais trouvé une solution pour dénoncer Rosko une fois à Eel... mais j'ai besoin de Méthos.
— C'est fini, je ne peux plus te couvrir, refusa Clan en secouant la tête... Il faut que les officiers le sachent et Lance aussi.
— Tu vas me dénoncer ?
— Et toi, qu'est ce que tu viens de faire là ?! s'exclama le regard en pointant le carnage qui s'étendait sous leurs yeux.

Le renard recula, déboussolé et incrédule. Il chercha des yeux Lance qui n'était pas encore reparu. Puis un bruit aigu et métallique le figea sur place. Contre sa nuque, la pointe de Calice le menaçait de mordre sa peau. Cléan se retourna lentement et posa un regard courroucé à son frère d'arme.

— Je peux pas te laisser face ça. J'irais en prison ou pire, je serais exécuté.
— Tu dois payer pour tes actes.
— Je refuse d'aller en prison, je ne tiendrais pas.

Les yeux du myrmidon se voilèrent de larmes mais son regard ne vacilla pas. Il était déterminé à en finir et Cléan le savait. Lentement, ses griffes s'étendirent, les muscles de ses bras se bandèrent. D'un coup, il repoussa l'épée qui le menaçait et engagea un combat plus agressif que n'importe quel entraînement jusqu'alors. Les griffes du renard fendaient l'air mais Sparo était rapide et Calice sifflait autant qu'elle parait. Cléan bondit en arrière et tenta de se raisonner. Ce duel ne devait pas avoir lieu, il était interdit de se battre avec un frère ou une soeur de l'Obsidienne, quelle qu'en soit la raison.

— Je n'ai pas envie de te tuer, nous pouvons entre nous arrêter là.
— J'aimerais mais ce ne sera pas possible...

Le renard jeta un coup d'oeil au dessus de son épaule et vit Lance revenir à eux au pas de source, indemne mais l'épée souillée de sang. Il s'arrêta à quelques mètres, le visage froncé de surprendre un combat entre deux de ses amis.

— Que se passe-t-il ici ? interrogea-t-il.
— Cléan nous a dénoncés ! C'est pour ça qu'ils nous ont tendu un piège !

Le renard lui lança un regard haineux, éberlué par l'aplomb dont Sparo faisait preuve pour que son mensonge paraisse crédible.

— Espèce de chien...
— Est-ce que c'est vrai Cléan ?
— Bien sûr que non ! C'est lui qui nous a trahis ! se défendit l'accusé. Il ne mérite plus d'appartenir à l'Obsidienne, il ne mérite plus qu'on l'appelle notre frère.

Enragé, Sparo se jeta sur le renard et s'en suivit un combat où ils déchaînèrent leurs rancoeurs autant que leur crainte et que même l'intervention de Lance ne put interrompre.

Le myrmidon profita du couvert des arbres pour reculer dans la forêt. Cléan le soupçonnait de couloir fuir et il l'aurait laissé partir, s'il ne s'évertuait à vouloir le salir sa réputation. Le renard n'aurait pas supporter de voir son honneur bafoué sur un mensonge après tous les sacrifices qu'il avait faits pour en arriver à intégrer la garde.
Sparo se mit en garde, le renard sauta en avant, les griffes aiguisées qui visaient sa gorge. À la dernière seconde, il plongea et releva le bras pour dévier son coup vers le flanc. Il s'attendait à voir sa feinte parer mais sa main transperça le flanc du myrmidon qui lâcha un gémissement douloureux. Cléan ne comprit pas comment ni pourquoi il s'était retrouvé ainsi. L'épéiste le regardait avec des yeux ébahis et d'un hoquet, du sang jaillit de sa bouche. Le renard baissa la tête et vit le sang sur ses mains et Calice, que Sparo avait laissée tomber volontairement.

— Désolé mon frère....
— Sparo... Qu'est-ce que tu as fait ?

Ses jambes lâchent et le myrmidon tomba à genoux, Cléan le rattrapa au moment où il s'effondra.

— Je préfère mourir en mission que de devenir un traître.
— Idiot. Il y avait d'autres options, souffla Cléan d'une voix tremblante.

Il avait beau tenter d'arrêter l'hémorragie, le trou qu'il avait causé dans l'abdomen de Sparo saignait abondamment et son visage était déjà livide.

— Ça va aller. Je suis désolé pour toi.
— C'est moi qui suis désolé.

C'était trop tard, Cléan vit la lueur s'échapper des iris noirs du myrmidon. Il se retrouvait là, le corps d'un Obsidien dans ses bras, son frère qu'il avait tué. Ses mains tremblaient et il avait du mal à retrouver son souffle. Il voulut crier à l'aide mais déjà, des pas rapides fendirent la végétation dans sa direction. En avisant la scène qui s'offrait à sa vue, Lance jura.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— J'ai pas voulu, je suis désolé...

Cléan se baissa sur le corps de Sparo qui reposait inerte entre ses bras. Ses épaules furent secouées de sanglots.

— Est-ce que tu l'as tué pour le faire taire ?
— Quoi ?

Le renard leva la tête vers le dragon qui, malgré la larme solitaire qui coulait sur son visage, le figeait avec un regard froid.

— Je n'ai pas trahi la garde, c'est... tu dois me croire.

Cléan était tiraillé entre indignation et tristesse. Il aurait pu expliquer comment ils en étaient arrivés là, lui racontait comment il avait retrouvé Sparo dans le quartier des Mites, il aurait du lui avouer depuis bien longtemps son problème de drogue mais il ne savait pas si la vérité aurait été la bienvenue. Il pouvait voir, à l'expression de Lance que, peu importe ce qu'il aurait dit, le doute aurait subsistait.

— Crois ce que tu veux, j'ai déjà perdu un frère... balaya-t-il en reposant avec précaution le corps de Sparo pour se relever. Je ne vous ai pas trahis mais est-ce que, au moins, tu m'as déjà fait confiance parce que je viens d'un quartier pourri ?
— Je ne sais pas, il t'a accusé, tu as son sang sur tes mains... Mais je te propose de rentrer à la cité pour mettre tout ça au clair.

Cléan pesa le moindre de ses mots, conscient de la tournure de la conversation.

— Non, je ne rentrerai pas avec toi.
— Si tu ne le fais pas, tu te rends coupable.

L'épée de Lance, qui reposait inerte dans sa main se redressa vers le renard d'une allure menaçante. Cléan ne sourcilla pas, mais une nouvelle fracture vint ouvrir son coeur en deux. Sparo était mort, Lance ne lui faisait plus confiance. Il avait perdu ses frères, son prestige, sa place. Il avait tout perdu pour les erreurs d'un autre. Il n'avait qu'un regret, celui de s'être laissé convaincu par son ami et par leur lien. Le secret de Sparo s'était retourné contre Cléan et même la vérité n'aurait pu dissiper le voile d'ombre et de suspicion.

— Je suis peut-être coupable dans ce cas, mais toi, tu es aveugle. Un ami avait besoin de toi et concernant ton autre frère d'arme, tu oses le menacer...

Tout en secouant la tête, blessé, dépité, Cléan recula. Il recula dans la foret, sans tourner le dos à Lance qui resta immobile à le suivre de son regard bleu de glace. Le renard disparut dans un manteau de trahison qu'il se retrouvait à porter malgré lui.

[Eldarya] [Lance]Le Sang des SorcièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant